La Cour de justice de la République et le procès d’Éric Dupond-Moretti

Remerciements

Merci à Paul Cassia et Aurore Juvenelle, Alexandre G. pour le visuel, et Yarol Caldera pour la musique.

Texte intégral de l’épisode

Intéressons-nous à une question qui se pose dans l’exercice du pouvoir par le gouvernement : comment doit-on juger des ministres, pour les actes qu’ils accomplissent dans l’exercice de leurs fonctions ? Pour répondre à cette question, il faut nous pencher sur l’existence d’une institution singulière : La Cour de justice de la République.

Sous la Vème République, jusqu’à 1993, seul le Parlement était qualifié pour engager des poursuites contre des membres du gouvernement devant ce qui s’appelait alors la Haute Cour de justice. Cette dernière était composée uniquement de parlementaires élus par l’Assemblée Nationale et le Sénat. Elle pouvait être saisie après le vote d’une résolution identique par les deux assemblées lors d’un scrutin à la majorité absolue.  Sa commission d’instruction a été saisie dix fois entre 1980 et 1992 mais la Cour n’a jamais été réunie.

En 1993, dans le contexte de multiples affaires politico financières et du scandale suscité par l’affaire du sang contaminé, est créée la CJR, une juridiction d’exception instituée par une réforme constitutionnelle. Elle devient la seule instance compétente pour juger les crimes et les délits commis par les membres du gouvernement – premier ministre, ministres, secrétaires d’Etat – dans l’exercice de leurs fonctions. Les infractions, commises par ces personnes, sans lien avec la conduite de la politique de la nation sont, elles, du ressort des juridictions pénales de droit commun.

La Cour de justice de la République est composée de quinze juges :

  • trois magistrats de la Cour de cassation (ils sont élus pour trois ans par leurs pairs de la Cour de cassation, et l’un de ces trois juges est désigné président de la CJR) ;
  • douze parlementaires (six élus de l’Assemblée nationale et six élus du Sénat). Après leur élection au sein de chaque Assemblée, les juges parlementaires prêtent serment et « promettent de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de garder le secret des délibérations et des votes et de se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats ». Leurs fonctions à la CJR s’arrêtent en même temps que  leur mandat parlementaire.

Chacun des quinze juges a un suppléant, élu dans les mêmes conditions que son titulaire. Renouvelée en juillet 2022 après les élections législatives, puis en octobre, après les élections sénatoriales, la CJR accueille une députée « insoumise »  et un député du Rassemblement national. Les autres magistrats parlementaires sont issus de la majorité (quatre), des Républicains (trois), du Parti socialiste (un), du groupe Les indépendants au Sénat (un, divers droite) et de l’Union centriste (un). Le ministère public, c’est-à-dire la défense de l’intérêt de la collectivité, est tenu auprès de la CJR par le procureur général près la Cour de cassation. 

La CJR fonctionne selon une procédure en trois temps. Toute personne qui s’estime victime d’un crime ou d’un délit imputé à un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut déposer plainte auprès d’elle. Ensuite, c’est la commission des requêtes – composée de sept magistrats issus de la Cour de cassation, du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes – qui décide d’engager, ou non, des poursuites. Si la plainte est déclarée recevable, la commission d’instruction – composée de trois magistrats de la Cour de cassation, mais différents de ceux qui font partie des quinze juges – procède aux auditions des plaignants et des personnes incriminées. Elle peut alors les renvoyer devant la CJR ou prononcer un non-lieu. En cas de procès, les quinze juges de la CJR se prononcent, à la majorité absolue et à bulletin secret, sur la culpabilité du prévenu et, s’il est reconnu coupable, sur la peine infligée.

Depuis 1993, la CJR a reçu plus de 22 000 requêtes  et cinquante-deux saisines de la commission d’instruction ont été ordonnées. Et en près de trente ans d’existence, la CJR a jugé neuf ministres et deux secrétaires d’Etat ont été jugés.

La CJR est une institution régulièrement critiquée pour plusieurs raisons :

  • Tout d’abord, pour la lenteur de ses procédures. Il lui a ainsi fallu deux ans pour se prononcer sur la non-prescription des faits reprochés à Edouard Balladur et François Léotard dans le volet financier de l’affaire Karachi, qui remonte au milieu des années 1990 ; et il lui a fallu trois ans pour se prononcer dans l’affaire Dupond-Moretti.
  • Ensuite, la CJR est critiquée pour la clémence de ses arrêts. Au total, sur onze jugements, elle a prononcé cinq relaxes, quatre condamnations avec sursis et deux dispenses de peine. Dès son procès inaugural, en 1999, sur l’affaire du sang contaminé, la CJR a consacré le principe du « responsable mais pas coupable » en relaxant Laurent Fabius, premier ministre à l’époque des faits, et sa ministre des affaires sociales, Georgina Dufoix, tous deux poursuivis pour « homicides involontaires ». L’ex-secrétaire d’Etat à la santé Edmond Hervé avait quant à lui été condamné pour « manquement à une obligation de sécurité ou de prudence », mais dispensé de peine. Le 19 décembre 2016, Christine Lagarde a été « condamnée », mais en fait dispensée de peine, pour « négligence » en raison de son rôle dans l’arbitrage frauduleux ayant bénéficié à Bernard Tapie en juillet 2008, alors que cet arbitrage avait (et a toujours) engendré une perte pour l’Etat de 403 millions d’euros, dont 45 millions d’euros de préjudice moral accordés par les arbitres à Bernard Tapie. La CJR avait alors justifié sa clémence par la « personnalité » et la « réputation internationale » de Mme Lagarde, ainsi que par la circonstance qu’elle avait en 2008 eu à gérer une « crise financière internationale ».
  • Enfin, la CJR est critiquée pour la confusion des pouvoirs qu’elle véhicule. La CJR est en effet composée aux 4/5ème de parlementaires, qui peuvent en tout ou partie avoir des liens « professionnels » voire d’amitiés avec le prévenu.

La CJR est donc une juridiction fondamentalement politique. Pour cette raison, deux présidents de la République ont voulu la supprimer : François Hollande en 2012, puis Emmanuel Macron en 2017. L’un après l’autre, ils ont renoncé. Anticor plaide depuis 2002 pour la suppression de la CJR, et pour que le juge pénal ordinaire ait à connaître de l’action des ministres. 

Penchons-nous maintenant sur le dernier arrêt de la CJR, celui du 29 novembre 2023, dans l’affaire Dupond-Moretti. 

L’actuel garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a été jugé par la Cour de justice de la République du 6 au 17 novembre 2023, pour des soupçons de « prises illégales d’intérêts ».  L’association Anticor, qui était à l’initiative de la première saisine de la Cour de Justice de la République dans cette affaire, a été entendue comme témoin et a porté la voix des citoyens.

Résumons les faits. Le 24 juin 2020, l’hebdomadaire Le Point a révélé qu’une enquête avait été menée entre 2014 et 2019 par le Parquet National Financier (PNF) dans le but d’identifier l’auteur d’une fuite ayant permis à Nicolas Sarkozy d’apprendre sa mise sur écoute par la justice dans le cadre de l’affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007. Éric Dupond-Moretti faisait partie des avocats dont les relevés téléphoniques avaient été saisis par la justice, en raison de ses liens d’amitié avec Me Herzog, avocat et intime de M. Sarkozy. Le futur garde des Sceaux avait alors qualifié les magistrats en charge de l’enquête de « barbouzes » et porté plainte contre le Parquet national financier (PNF).

À la suite des révélations de l’hebdomadaire Le Point, Mme Belloubet, alors ministre de la Justice, avait demandé à l’Inspection générale de la justice (IGJ) une enquête sur le fonctionnement du PNF et sur la procédure visant des avocats. Cette enquête a conclu à l’absence de faute de ces magistrats. 

Le 6 juillet 2020, Éric Dupond-Moretti est nommé garde des Sceaux. Le lendemain, il retire sa plainte, semblant convenir qu’un ministre de la Justice ne pouvait s’en prendre aux procureurs, qui se trouvent placés sous son autorité hiérarchique.

Le 15 septembre, le rapport de l’IGJ sollicité par Nicole Belloubet est remis à Éric Dupond-Moretti. Il ne relève aucune faute commise par les magistrats du PNF. Toutefois, le ministre demande immédiatement une deuxième enquête contre trois d’entre eux.

Cette seconde enquête semble tendre à régler des comptes personnels, en envoyant un message aux procureurs qui ont porté l’accusation contre Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog. Si les faits sont avérés, ils pourraient recevoir la qualification pénale de « prise illégale d’intérêts », un délit pénal grave, puni de cinq ans d’emprisonnement, qui consiste à intervenir dans une décision publique tout en ayant un intérêt personnel à ce qu’elle soit prise dans un sens ou dans un autre C’est pourquoi l’association Anticor a saisi la Cour de Justice de la République dès le 6 octobre 2020. 

Le procès s’est tenu du 6 au 15 novembre 2023. Anticor a été entendue comme témoin le 7 novembre, en fin d’après-midi.

Dans ses réquisitions, le ministère public a considéré que le garde des Sceaux, « en sa qualité [d’ancien] avocat pénaliste expérimenté, […] n’ignorait rien des conditions de réalisation du chef de prise illégale d’intérêts », avant de relever que le ministre avait « pris l’initiative, […] quelques jours avant sa prise de fonctions », de retirer la plainte qu’il venait de déposer (contre X), « démontrant par là même qu’il y voyait une difficulté ». Le procureur général avait en conséquence requis un an de prison avec sursis contre le ministre, au nom de l’exemplarité et de l’impartialité de l’Etat.

Cependant, à l’inverse de cette position, par son arrêt du 29 novembre 2023, la CJR prononce la relaxe du ministre de la Justice. Elle s’appuie pour cela sur les critères de définition du délit de prise illégale d’intérêt, qui comporte deux éléments : un élément matériel, et un élément intentionnel.

Sur l’élément matériel, l’arrêt de la cour rappelle que « l’infraction de prise illégale d’intérêts se consomme par le seul usage du pouvoir de décider d’un acte entrant dans les attributions de celui qui en est prévenu ». La CJR a considéré que, du fait des « reproches » faits peu avant au PNF par Dupond-Moretti par voie de presse, mais aussi de sa « plainte toujours en cours d’examen » à cette date, il se trouvait « placé dans une situation objective de conflit d’intérêts ».

Toutefois, la CJR a rejeté l’élément intentionnel du délit de prise illégale d’intérêts. Selon elle, « il n’est pas […] établi » que le garde des Sceaux ait été mis en garde quant au risque de commettre une prise illégale d’intérêts avant le 7 octobre 2020, date à laquelle le président de la HATVP lui a adressé un courrier à ce sujet. Par ailleurs, les juges retiennent qu’au cours de l’audience, plusieurs témoins « ont affirmé que le ministre n’avait pas exprimé, de quelque façon que ce soit, une animosité, un mépris, un désir de vengeance à l’égard de magistrats, ou encore une volonté d’user à leur égard des pouvoirs qu’il tenait de sa position ». Bref, toujours selon les termes de la CJR, le dossier et les débats, y compris « la connaissance de l’existence de situations objectives de conflits d’intérêts par les différentes autorités appelées à le conseiller, […] n’établissent pas la conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses ».

Autrement dit : Éric Dupond-Moretti était bien en situation de conflit d’intérêts, sauf qu’il n’en avait pas conscience. Il aurait donc commis un conflit d’intérêts à l’insu de son plein gré…

En droit, la CJR a mal appliqué l’élément intentionnel tel qu’il est défini par la Cour de cassation. Pour la Cour de cassation, il y a prise illégale d’intérêts lorsqu’une personne a sciemment commis l’acte constituant l’élément matériel de ce délit ; et il nul ne contestait que EDM avait en toute conscience saisi l’IGJ le 18 septembre 2020 contre les 3 magistrats du PNF, de sorte que l’élément intentionnel paraissait de toute évidence constitué.

Or, la CJR a recherché si EDM avait sciemment commis non pas l’élément matériel du délit, mais le délit lui-même. La CJR a non seulement méconnu la jurisprudence constante de la Cour de cassation, mais a fait une interprétation nouvelle et neutralisante du délit de prise illégale d’intérêts en exigeant qu’il soit démontré qu’un prévenu ait eu pleine conscience de se mettre en infraction. 

Le procureur général, le même qui avait requis la condamnation du ministre, a refusé de contester l’arrêt de la CJR devant la Cour de cassation, à rebours de ses réquisitions et alors qu’il était seul en capacité de former un tel recours. Il a donné à cela une explication qui laisse songeur, sur France Info le 4 décembre :

Je ne formerai pas, en ma qualité de procureur général, de pourvoi en cassation contre cette décision de relaxe […] d’une part, parce que, quelle que soit la décision de la Cour de cassation, il faudrait rejuger cette affaire, il faudrait réunir une nouvelle Cour de justice de la République. Ce serait une procédure extrêmement lourde, avec un résultat qui serait au final sûrement aléatoire, et je pense qu’il serait assez compliqué de remettre en place un tel procès.

L’arrêt Dupond-Moretti de la Cour de Justice de la République montre en réalité, une fois de plus, une fois de trop, l’impérieuse nécessité de supprimer cette anomalie institutionnelle.