La Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) : une justice à deux vitesses ?

Remerciements

Merci à Ingrid Kragl et Foodwatch d’avoir accepté notre invitation, à Emmanuelle Justum pour la rédaction du texte, à Alexandre G. pour le visuel et à Yarol Caldera pour la musique.

Texte de l’épisode

Aujourd’hui nous nous intéressons à un instrument au nom exotique, à l’acronyme complexe : la CJIP, pour Convention Judiciaire d’Intérêt Public.

Vous n’y avez peut-être pas prêté attention mais, depuis quelques temps, le terme revient beaucoup dans les journaux télévisés, à la radio et dans les médias en général. Affaire d’espionnage LVMH, affaire de pollution des eaux Nestlé, affaire Airbus en Libye et au Kazakhstan, affaire Crédit Suisse… Nous allons donc revenir sur le fonctionnement de cette procédure, la CJIP. La Convention Judiciaire d’Intérêt Public est, comme beaucoup d’inventions récentes dans le droit français, une importation des Etats-Unis. 

En raison des montants de sanctions imprévisibles dues au système de jury américain, sanctions parfois complètement disproportionnées, et en raison des coûts juridiques exponentiels liés aux procès aux Etats-Unis, le droit américain a développé un système «  alternatif » au système judiciaire classique : les entreprises se rapprochent des procureurs en vue d’une justice négociée, derrière des portes closes, en acceptant de payer une sanction en échange d’une absence de procès.

Il n’y a donc pas de procédure judiciaire proprement dite, pas de mauvaise publicité des débats, et pas d’incertitude sur les conséquences économiques et financières de ces derniers pour les entreprises. Cette Justice « alternative » est appliquée aux Etats-Unis depuis 1993.

La France a, depuis peu, choisi de s’en inspirer. La CJIP est, ainsi, la traduction française du Deferred Prosecution Agreement américain par laquelle des entreprises, mises en cause dans certaines infractions et notamment des infractions à la probité, signent des transactions avec le Parquet pour le paiement d’amendes sans reconnaissance de culpabilité.

Une des raisons pour lesquelles la CJIP a été introduite en droit français est que plusieurs grands groupes français étaient mis en cause dans des affaires de corruption aux Etats-Unis et ailleurs. Or, la France était considérée dans le monde anglo-saxon comme très en retard dans la lutte contre la corruption.

Avant 2000, il n’existait pas de délit de corruption internationale en France, comme le rappelle le juge Van Ruymbeke dans son livre Mémoires d’un juge trop indépendant. Les entreprises françaises pouvaient même déclarer à Bercy ce que l’on appelait à l’époque pudiquement leurs « commissions internationales », c’est-à-dire leurs pots de vins, pour défiscaliser cet argent de la corruption.

Jusqu’en 2015, la France fait du sur place en ce qui concerne la corruption d’agents publics étrangers. La France avait, certes, signé au début des années 2000 une convention OCDE interdisant aux entreprises les faits de corruption au sens large, sous la pression internationale, mais aucune condamnation pour corruption internationale en France n’a eu lieu avant 2015. La France était bloquée dans un système de pensée qui considérait la corruption comme une « aide au développement des entreprises à l’international ».

De leur côté, les Etats-Unis, l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni avaient mis des législations anti-corruption en place depuis longtemps et leurs violations étaient condamnées. C’est ainsi que plusieurs grands groupes français ont ainsi été épinglés, de Total à Alcatel en passant par Alstom qui dû payer une amende considérable de 772 millions de dollars en 2014. Dans ce cas d’espèce, les Etats-Unis ont appliqué  leur réglementation au titre de l’effet d’extraterritorialité et condamné d’autant plus sévèrement qu’ils estimaient que les groupes français corrupteurs n’allaient jamais être condamnés dans leur propre pays.  On comptabilise ainsi jusqu’à 10 milliards d’amendes payées par les entreprises françaises aux autorités américaines en 2014.

Il est finalement apparu aux grands groupes français, comme aux autorités, qu’il leur serait plus favorable d’être soumis à un même type de justice négociée mais dans leur propre pays. Les grands groupes ont donc réussi à convaincre les autorités françaises en faisant valoir que les sanctions très importantes aux et par les Etats-Unis n’avaient comme objectif que de les éliminer en tant que concurrents des entreprises américaines en les ruinant, ce qui était un argument valable. Il faut dire que la position américaine, notamment dans le dossier Alstom, relève en effet au moins autant de la stratégie géopolitique que de la lutte anticorruption.

C’est dans ce contexte que la loi française du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, crée la CJIP et introduit en France la justice négociée à l’américaine. Elle était alors limitée aux affaires de criminalité en col blanc pour les infractions de manquements au devoir de probité spécialement visées à l’article 41-1-2 du Code pénal et leurs infractions connexes, c’est-à-dire la corruption, le favoritisme etc. Seules les entreprises, et pas les personnes physiques, peuvent en bénéficier.

Aujourd’hui, 54 CJIP ont été conclues par les Parquets financiers, qui mettent en avant des arguments de poids : une justice rapide, efficace, un instrument de défense dans la guerre économique contre les entreprises concurrentes américaines, et enfin une source d’argent pour le budget de l’Etat.

Concrètement, comment une Convention Judiciaire d’Intérêt Public se déroule-t-elle ?

Dès le stade de l’enquête, lorsque les éléments sont suffisamment caractérisés, et tant que l’action publique n’a pas été mise en mouvement, un procureur financier peut proposer à une entreprise de conclure une convention judiciaire d’intérêt public. Cela donne alors lieu à des négociations confidentielles entre le Parquet et l’entreprise mise en cause, portant sur les éléments et le montant de la sanction. Ces négociations, qui peuvent prendre plusieurs mois, se déroulent côté entreprises sous l’égide d’avocats spécialisés, très entraînés et très coûteux.

Une fois les termes de l’accord ficelés, le procureur est tenu de saisir par requête le président du Tribunal judiciaire compétent pour qu’il valide l’accord. Le juge invite l’entreprise ainsi que les victimes à une audition lors d’une audience publique. A l’issue de ces auditions, le président du tribunal donne son accord ou refuse la conclusion de la CJIP. Cette décision est insusceptible de recours. S’il refuse, l’action publique sera mise en mouvement et le processus judiciaire se déroulera de manière classique. S’il est d’accord avec la mise en place de la CJIP, l’entreprise aura 10 jours pour se rétracter, ce qu’elle n’a a priori aucun intérêt à faire. Ensuite, la CJIP ne sera pas inscrite au bulletin numéro 1 du casier judiciaire, c’est-à-dire celui qui contient l’ensemble des sanctions pénales et administratives prononcées contre une personne. L’ordonnance de validation, la convention et le montant de la sanction sont ensuite publiés.

En quoi la Convention Judiciaire d’Intérêt Public consiste-t-elle concrètement ?

Il y a quatre éléments essentiels à retenir :

  1. La convention n’emporte aucune déclaration de culpabilité de la part de l’entreprise ;
  2. La convention impose le versement au Trésor Public d’une amende d’un montant, théoriquement, proportionné aux avantages tirés des manquements constatés ;
  3. L’entreprise peut avoir à se soumettre à un programme de conformité sous le contrôle de l’Agence Française Anticorruption ;
  4. Enfin, l’entreprise peut avoir à réparer certains préjudices.

Le Parquet National Financier et l’Agence Française Anti-corruption se félicitent de l’introduction de la CJIP, tout comme le MEDEF et les grands groupes internationaux. Pour quelles raisons ?

Du point de vue de la société, pour deux raisons principales :

  • Tout d’abord, la CJIP est une procédure très rapide. La justice en France manque cruellement de ressources. Le pays se trouve à l’avant-dernier rang européen sur 44 pays pour le nombre de procureurs. En France, nous avons 3,2 procureurs pour 100 000 habitants contre une médiane de 11,2 en Europe. Un procureur français traite de plus de 2 000 affaires par an contre 204 selon la médiane européenne. La hiérarchie des parquetiers a donc tout intérêt à les pousser vers des processus rapides. Une procédure judiciaire pouvant prendre près d’une dizaine d’années en France dans les affaires financières souvent complexes, une CJIP qui ne nécessite des négociations que de quelques mois peut sembler une solution avantageuse. Le Parquet avance qu’il peut ainsi traiter davantage d’affaires et mettre fin à davantage d’infractions à la probité en peu de temps. Les entreprises, elles également, souhaitent vis-à-vis de leurs actionnaires être capables de clore rapidement des affaires compromettantes à l’issue incertaine.
  • Deuxième argument : la CJIP implique une sanction pécuniaire qui alimente le Trésor Public. Le fait de pouvoir récupérer rapidement le paiement de sanctions financières au profit du Trésor Public constitue un gage d’efficacité, notamment aux yeux du grand public et du personnel politique.

En ce qui concerne les entreprises, plusieurs raisons les amènent à considérer favorablement le recours à la CJIP :

  • D’abord, c’est une procédure peu coûteuse pour elles. Les entreprises ont en effet la possibilité de négocier le montant de la sanction, qui serait très incertain dans le cas d’une procédure judiciaire classique qui peut passer par plusieurs instances et durer de nombreuses années. En outre, les amendes ne peuvent excéder 30% de leur chiffre d’affaires moyen annuel, alors qu’en cas de sanctions aux États-Unis, ces sociétés seraient exposées à des montants quasi illimités et, de fait, extrêmement importants, déconnectés de leur chiffre d’affaires afin d’être réellement dissuasives. Enfin, avec la CJIP les entreprises font l’économie de frais d’avocats et de conseils sur les plusieurs années que durerait un procès.
  • Deuxième argument : la légèreté des obligations associées à la CJIP. Les obligations de mise en place de programme de conformité, au titre des CJIP imposées en France, sont légères voire très légères et d’une durée maximum de 3 ans, alors qu’aux Etats-Unis les entreprises sont soumises à des obligations strictes et coûteuses. Le groupe allemand Siemens, par exemple, qui avait dû payer des amendes d’environ 800 millions de dollars s’était, en plus, vu imposer par les autorités américaines des obligations de transparence, d’investigations très intrusives notamment des emails de centaines de milliers de salariés, menées pendant plusieurs années par des conseils externes que l’entreprise s’était vu adjoints au quotidien, à ses frais, pour des coûts de plusieurs millions par mois.
  • Troisième et dernier élément, la cerise sur le gâteau : la CJIP n’implique pas de mention au casier judiciaire. Les entreprises se réjouissent de ne pas avoir à signer de déclaration de culpabilité lors des CJIP et de ne pas voir leur casier judiciaire entaché d’affaires de corruption, ce qui leur fermerait les portes d’une participation aux appels d’offre publics et aux contrats avec des sociétés refusant de travailler avec des entreprises condamnées pour corruption.

Alors, la CJIP constitue-t-elle une solution miraculeuse pour lutter contre la corruption ?

Bien sûr que non, et ce pour les mêmes raisons qui la font aimer par les entreprises en France, et détester aux Etats-Unis.

  • Première raison : les montants des sanctions des CJIP à la française sont en fait très peu dissuasifs. Dans l’affaire dite « des traitements illégaux des eaux minérales », dans le cadre d’une CJIP signée en septembre 2024, Nestlé Waters a ainsi accepté de payer 2 millions d’euros pour qu’il soit mis fin aux poursuites. Or, comme le rappelle le journal suisse Le Temps, le bénéfice qu’aurait tiré l’entreprise du traitement frauduleux de ses eaux minérales pendant de nombreuses années avoisinerait les 3 milliards d’euros. La sanction est si légère au regard du bénéfice que l’on comprend la réaction de l’association de consommateurs Foodwatch lorsqu’elle dénonce une justice négociée « qui permet à la multinationale de s’en tirer en sortant le chéquier ». La CJIP LVMH, en 2021, s’était quant à elle conclue sur une amende de 10 millions d’euros (soit 0,02% du chiffre d’affaires annuel du groupe) alors qu’elle aurait pu monter en l’occurrence jusqu’à 14 milliards au vu de son chiffre d’affaires. La CJIP Sympae en 2021 s’était limitée à une amende de 5 000 € alors que le seul code pénal prévoit une sanction pouvant aller au-delà de 300 000€ pour un délit de pollution des eaux. De l’autre côté de l’Atlantique, les sanctions américaines se chiffrent en centaines de millions de dollars voire en milliards (Airbus en 2020 avait accepté de payer 3,9 milliards de dollars, Credit Suisse 2,6 milliards de dollars, BNP 8,9 milliards de dollars en 2014). On voit très vite la différence de montants et d’impact.
  • Deuxième raison : qui dit CJIP dit aussi un casier des entreprises restant vierge. Plus encore qu’une amende importante, ce qui rend le procès classique dissuasif en matière de corruption, c’est évidemment la condamnation pénale. En effet, une entreprise condamnée au pénal se verra exclure d’un grand nombre de marchés, soit de marchés publics pour lesquelles elle ne pourra plus soumissionner au titre du Code de la commande publique, soit de transactions privées puisque de plus en plus de sociétés se sont dotées d’un Code de Bonne Conduite qui leur interdit de contracter avec des entreprises condamnées au pénal. On comprend mieux, dès lors, l’appétit des entreprises pour la CJIP et l’effet délétère qui s’ensuit en matière de lutte contre la corruption. Les entreprises le savent et en font d’ailleurs un argument de communication. C’est que fait la Société Générale en 2018, qui s’était empressée de faire savoir dans son communiqué de presse sur sa sanction : « Ce montant est intégralement couvert par la provision pour litiges inscrite dans les comptes de Société Générale. Ces accords n’auront pas d’impact supplémentaire sur les résultats de la Banque en 2018. ». Autrement dit, on avait calculé le montant à payer pour être tranquille. Pas d’autre impact. Circulez, il n’y a plus rien à voir.
  • Troisième raison : un impact encore réduit par la non-publicité des débats. On se souvient que la négociation se déroule uniquement entre le Parquet et l’entreprise et que les débats sont strictement confidentiels. Or, on peut considérer que la publicité des débats contribue au rendu de la justice pénale : elle permet aux citoyens de comprendre les faits, elle permet aux journalistes d’expliquer les tenants et les aboutissants d’une affaire. Enfin, la publicité contribue à l’exemplarité dans le procès judiciaire classique, les faits sont publiquement dénoncés et publiquement sanctionnés, ce qui est essentiel dans la lutte contre la corruption.
  • Quatrième raison, l’effet Bis Repetita. Qui signe une CJIP ne s’interdit en effet pas d’en signer d’autres à l’avenir. Airbus avait signé un accord pour des faits de corruption en 2020 avec la Justice américaine pour 3,9 milliards de dollars, cet accord avait été co-signé par les Justices britannique et française qui recevaient une partie de la somme. En 2022, la justice française a pourtant accepté de signer, à nouveau, avec Airbus une CJIP sur des faits, à nouveau, de corruption d’agents publics étrangers, cette fois en Libye et au Kazakhstan. Montant de la CJIP : 15,9 millions d’euros. L’effet dissuasif semble donc se faire attendre.
  • Cinquième raison, la place des victimes dans la CJIP. Les victimes n’ont aucun accès à la négociation de la CJIP qui se déroule entre le seul procureur et l’entreprise. Elle ne peut pas s’opposer au choix d’une CJIP. Il n’y a pas davantage de voie de recours contre une CJIP. On se souvient que le journal Fakir  et François Ruffin, dans le contexte de la CJIP LVMH, avaient été déboutés par la Cour de Cassation qui soulignait que l’ordonnance d’homologation d’une CJIP est insusceptible de recours. La Cour avait également rejeté à ce titre la Question Prioritaire de Constitutionnalité introduite par les victimes.  Si les victimes peuvent tenter d’obtenir réparation en portant l’affaire devant les juridictions civiles, l’issue en sera pour le moins incertaine puisque la caractéristique de la CJIP est précisément que l’entreprise ne reconnaît aucune culpabilité et que l’action publique qui permettrait de la démontrer est par définition close.
  • Sixième et dernière raison, et ce n’est pas le moindre des dangers, la CJIP, cette justice négociée (voire achetée) est étendue à de plus en plus de domaines. Introduite en droit français en 2016 uniquement pour les faits de corruption, elle a vu depuis son champ d’application s’étendre à la fraude fiscale, puis aux délits environnementaux. Plus loin encore, la loi prévoit qu’une CJIP peut être proposée pour des délits connexes, sans que l’on sache précisément ce que peuvent être ces infractions connexes, ce qui va à l’encontre du principe de lisibilité du droit pénal.  Le Journal Fakir et François Ruffin ont, à ce titre, sans succès tenté de s’opposer à une CJIP qui permettait à LVMH de mettre fin à des poursuites dans une affaire LVMH-HERMES, affaire dans laquelle le groupe LVMH avait fait appel à Bernard Squarcini, ancien directeur du Renseignement intérieur, pour procéder à des écoutes illicites. Le même Squarcini avait également pratiqué l’espionnage et les écoutes illégales à l’encontre des journalistes de Fakir et notamment de François Ruffin qui s’apprêtait à tourner un documentaire sur une entreprise du groupe LVMH. En quoi, une affaire d’écoutes illégales, d’espionnage d’un organe de presse peut-elle être expédiée par une CJIP à laquelle les victimes n’ont pas accès ? De même, on s’interroge sur le champ d’application de la CJIP dans l’affaire Nestlé Waters, qui comme le rappelle Foodwatch est une affaire de violations du Code de la Santé Publique et du Code de la Consommation auxquelles la CJIP ne devrait pas s’appliquer. La justice pénale, avec l’ensemble de ses garanties, va-t-elle à l’avenir se réduire à une justice négociée, et potentiellement achetée, dans tous les domaines ?

Pour conclure, la CJIP propose une justice derrière portes closes, loin des victimes, sans effet dissuasif. Rappelons qu’ en 2016, le Conseil d’Etat consulté sur le projet de loi Sapin introduisant la CJIP avait eu des termes très clairs indiquant que la CJIP «  ne permettrait pas à la justice pénale d’assurer pleinement sa mission, qui est de concourir à la restauration de la paix publique et à la prévention de la récidive ». Nous y sommes.