Les HLM de Paris et les marchés truqués d’Ile-de-France

Une affaire sinueuse, qui commence dans les Hauts-de-Seine puis s’étend à la Mairie de Paris, et remonte jusqu’aux premier cercle de Jacques Chirac. De Georges Pérol à la Cassette Méry, en passant par l’appartement des Tiberi, le « rapport sur la francophonie » et les fonds secrets du Premier Ministre, ses révélations et ses rebondissements judiciaires vont bousculer le second mandat du président. Suivi d’un entretien avec Laurent Valdiguié, journaliste au Parisien et aujourd’hui à Marianne, auteur du livre Un maire au-dessus de tout soupçon sur Jean Tiberi.

Remerciements

Merci à Laurent Valdiguié, journaliste à Marianne et auteur du livre Un maire au-dessus de tout soupçon paru chez Albin Michel pour sa participation à l’épisode. Merci également à Jean-Paul Bordes, la voix de notre récit, Alexandre G., pour le visuel, ainsi qu’à BPC studio pour la musique.

Texte intégral de l’épisode

Des HLM aux lycées, les marchés truqués d’Ile-de-France : l’histoire d’une escroquerie à grande échelle pour alimenter les caisses des plus grands partis politiques des années 90.

Aujourd’hui ce n’est pas une mais deux affaires que nous abordons. Si elles connaissent des développements séparés, mais allons voir qu’elles se rejoignent sur leur objet principal, motif de corruption par exemple : la question du financement des partis politiques, et plus spécifiquement celui du RPR, le parti de la droite alors au pouvoir.

La première affaire est celle des marchés HLM de la Ville de Paris. Une affaire sinueuse, qui commence dans les Hauts-de-Seine puis s’étend à la Mairie de Paris, et remonte jusqu’aux premier cercle de Jacques Chirac. Ses révélations et ses rebondissements judiciaires vont bousculer le second mandat du président, avec notamment l’épisode mémorable de la Cassette Méry.

La deuxième affaire est celle des marchés de rénovation des 471 lycées de la Région Ile-de-France. Une entente transpartisane, qui va de la droite avec en tête le RPR, le parti présidentiel, et le Parti Républicain, à la gauche avec Parti socialiste et du Parti Communiste. Ensemble, ils ont conclu un pacte de corruption entre 1990 et 1995, et détourné au total près de 85 millions d’euros.

A quelques mois d’une nouvelle élection présidentielle, ces deux cas d’école nous interpellent et doivent nous amener à nous poser la question centrale du financement de nos institutions démocratiques.

1. Les débuts de l’affaire : l’Office HLM de Paris

L’affaire des marchés truqués d’Ile de France commence fin janvier 1994. La Direction générale des Impôts transmet au parquet du tribunal de Créteil une enquête sur l’une des plus grosses sociétés de peinture de la région parisienne : la SAR, pour Société d’Application et de Revêtement. Basée à Alfortville et dirigée par Francis Poullain, la SAR présente dans sa comptabilité des paiements douteux, qui impliquent des marchés avec les Offices HLM de Paris et des Hauts de Seine. L’entreprise a payé pour près de 15 millions de francs de fournitures dont aucune trace ne peut être retrouvée.

Le tribunal de grande instance de Créteil confie l’enquête au juge d’instruction Eric Halphen. Le dossier lui parvient sous la forme d’une « chemise rose », en provenance du Ministère du Budget, alors dirigé par Nicolas Sarkozy qui fait partie du gouvernement Balladur. Eric Halphen met en examen Francis Poullain en août 1994. Il fait aussi le tour des fournisseurs de la société, et tombe rapidement sur Jean-Claude Méry, directeur d’un cabinet de conseil et membre du comité central du RPR (l’ancêtre de l’UMP). L’activité du consultant est florissante : en 4 ans, Méry a facturé plus de 38 millions d’euros à des sociétés du bâtiment et des travaux publics, pour des prestations dites « d’assistance commerciale ». Mais lors d’une perquisition dans ses bureaux, le juge ne trouve aucune trace des travaux en question. Méry refuse de répondre à ses questions, et s’enferme dans le silence.

L’affaire prend très vite une plus grande envergure, et une tournure politique. En effet, en sus de Francis Poulain, toutes les plus grandes entreprises du BTP parisien figurent dans la clientèle de Méry. Toutes ont obtenu des marchés avec l’OPAC, l’Office Public d’Aménagement et de Construction de Paris, qui gère les 90 000 HLM de la ville. De plus, leurs dirigeants sont pour la plupart des membres ou sympathisants du RPR, le parti de Chirac (alors maire de Paris). Les documents saisis par le fisc lors d’une perquisition au domicile et dans les bureaux de Méry en janvier 1993 ont permis aux enquêteurs de faire la corrélation entre l’activité du bureau d’études et les marchés de l’OPAC. En tout, ils ont saisi quelque 650 documents fiscaux et 5 disques durs, dont le contenu va permettre au juge Halphen d’obtenir l’ouverture d’une information judiciaire pour trafic d’influence. En effet, les enquêteurs ont découvert que les notes internes à la commission d’appel d’offre relatives aux marchés étaient régulièrement expédiées par télécopie à Jean-Claude Méry, directement depuis le siège de l’OPAC.

Sur la base de ces éléments, en août 1994 le juge Halphen place Francis Poullain sous mandat de dépôt, c’est-à-dire en détention préventive. Quelques semaines plus tard, le 13 septembre, le juge reçoit la déclaration d’un témoin qu’il décrit comme « digne de foi, mais désirant garder l’anonymat ». Cette personne a pris directement contact avec lui pour lui révéler des informations. Voici un extrait du procès verbal du juge :

« L’argent recueilli par Francis Poullain grâce aux fausses factures aurait bénéficié à plusieurs hommes politiques du RPR. Ces hommes politiques seraient : Charles Pasqua [ministre de l’intérieur], Michel Giraud [ministre du travail], Michel Roussin [ministre de la coopération, ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac], Robert Pandraud [député RPR de Seine-St-Denis], Patrick Balkany [maire RPR de Levallois-Perret et député des Hauts-de-Seine]. En ce qui concerne Robert Pandraud, qui avait déjà rencontré à plusieurs reprises Francis Poullain, les fonds lui auraient été transmis par Rémy Halbwax, ancien policier révoqué. Pour ce qui est de Michel Giraud, celui-ci aurait employé plusieurs secrétaires dans un mouvement appelé Forum du citoyen. Ces secrétaires auraient parallèlement reçu des salaires de la part de la SAR, salaires ne correspondant à aucun travail effectif et reversés à Michel Giraud. Michel Roussin serait plus un intermédiaire qu’un bénéficiaire final de l’argent. Plusieurs hommes auraient, pour le compte de Francis Poullain, fait plusieurs aller et retour entre la France et l’Afrique pour transporter des fonds. Francis Poullain serait titulaire d’un compte en Suisse. »

Le jour même de l’audition de ce témoin, le juge Halphen demande à la police judiciaire de filer Francis Poullain ; et le lendemain, il met sur écoute Rémy Halbwax. La semaine suivante, il interroge Francis Poullain sur ses liens avec ce dernier. Et le 28 octobre, il met Rémy Halbwax en examen et le place sous mandat de dépôt.

Rémy Halbwax est une figure politique bien connue à l’époque : porte-parole de la droite policière au début des années 80, il tient un discours très proche de l’extrême droite. En 1983, il est révoqué de la police pour avoir participé à « un acte collectif d’indiscipline caractérisé », en l’espèce une manifestation en armes devant le ministère de la Justice. Mais il est réintégré par Charles Pasqua, nouvellement ministre de l’intérieur sous Chirac, trois ans plus tard, aux côtés de trois autres révoqués. C’est Robert Pandraud, alors ministre délégué chargé de la sécurité du gouvernement Chirac, qui deviendra son mentor. Rémy Halbwax se met en disponibilité et demande son détachement, qu’il obtient, pour le rejoindre au conseil régional d’Ile-de-France en 1991. Pandraud est alors président du groupe RPR, député de Seine-Saint-Denis et membre du bureau politique du parti gaulliste. Il lui confie une mission auprès de l’association des élus RPR.

Revenons à notre enquête : le 9 novembre 1994, le juge Halphen met en examen une personne proche de Halbwax : il s’agit de Jean-Louis Bonini, le dirigeant de la Cofreth, filiale du groupe Lyonnaise des eaux. Cette société versait à Halbwax un salaire depuis plusieurs années pour ses services d’« attaché commercial », et avait obtenu durant la même période près d’une soixante de marchés de chauffage dans les lycées de la région parisienne, au moment où ces derniers ont été concédés à des sociétés privées. La société de Jean-Louis Bonini était cliente du bureau d’études de Jean-Claude Méry, qui lui avait facturé deux fois 200 000 francs (soit environ 43 000 €), là aussi pour « assistance commerciale ». La Cofreth était également en affaires avec l’OPAC, qui lui avait attribué le marché d’entretien et de remise à niveau des cabines d’ascenseurs dans l’ensemble des immeubles HLM de la ville. Elle partageait ce marché colossal, de plus de 2 milliards de francs, avec la CG2A, filiale de la Générale des eaux dirigée par Alain Béguin, qui avait de son côté débloqué, en 1990, quelque 16 millions de francs (3,8 millions d’euros) de crédits d’études sur le fastueux projet immobilier de Port-Vendres dans les  Pyrénées-Orientales, que Jean-Claude Méry avait baptisé « Port-Pierre-Méry », à la mémoire de son père.

En perquisitionnant chez Jean-Claude Méry, Éric Halphen met la main, notamment, sur son agenda 1992. À deux reprises sont inscrites deux initiales, avec, en face, des sommes. RH : 190 500 ; MR : 260 000. RH, comme Rémy Halbwax ; MR, comme Michel Roussin. Jean-Claude Méry est mis en examen de complicité d’abus de biens sociaux et écroué, en septembre 1994.

Dès ses premiers rebondissements, l’affaire des HLM de Paris prend une tournure nationale. Ce que le juge Halphen ne sait pas encore, c’est que les obstacles sur sa route vont être de plus en plus nombreux. En suivant la piste des clients de Méry, il ne va pas tarder à étendre ses investigations aux Hauts de Seine, fief de la droite française.

2. La piste des Hauts de Seine et l’affaire Maréchal-Schuller

Le 13 décembre 1994, Halphen fait une perquisition dans les bureaux d’une revue, le Clichois, publication électorale au service de Didier Schuller, le conseiller général de Clichy, suppléant de Patrick Balkany et directeur général de l’office HLM du département. À cette occasion, Halphen découvre que le journal vend des publicités à prix d’or, pour plus de 100 000 francs la page, soit l’équivalent des tarifs des quotidiens nationaux, à la SAR, la société de Francis Poullain. Or Balkany est à l’époque président de l’Office HLM des Hauts de Seine, qui a accordé de nombreux marchés à la SAR. Difficile de ne pas y voir une trace de corruption. Sur place, c’est la compagne de Didier Schuller, Christel Delaval, qui est présente et qui ouvre les bureaux au juge, qui repart avec la comptabilité de l’entreprise.

Eric Halphen ne le sait pas, mais en enquêtant sur Didier Schuller, il a ouvert une boîte de Pandore. Quelques mois plus tôt, en octobre, ce dernier a en effet appris que le psychiatre qui suit sa mère, Jean-Pierre Maréchal, n’est autre que le beau-père du juge de Créteil. Il va l’approcher avec son avocat, Jean-Yves Cavallini, et fixer un rendez-vous tous les trois. Que se sont-ils dit à cette occasion, et de quoi ont-ils convenu ? Eux seuls le savent, mais le 20 décembre, une semaine à peine après la perquisition menée par Halphen, Didier Schuller porte plainte contre son beau-père, qu’il accuse d’avoir monnayé sa proximité avec lui et de lui avoir promis, contre un million de francs, de lui faire annuler son enquête dans les Hauts de Seine.

Maréchal, avec qui Halphen entretient des rapports cordiaux mais distants, aurait-il été utilisé comme maillon faible de son entourage pour le mettre en cause ? L’enquête, sur instruction de Charles Pasqua, alors Ministre de l’Intérieur, est confiée à Jacques Franquet, le directeur central de la police judiciaire. Sculler et Maréchal sont immédiatement mis sur écoute. Maréchal, qui est en vacances aux Antilles, reçoit plusieurs coups de fil de Schuller, qui sont enregistrés, où ils conviennent ensemble d’un rendez-vous le 20 décembre à l’aéroport de Roissy. Le jour venu, le psychiatre est arrêté à sa descente d’avion alors que Schuller vient de lui donner une boîte contenant la somme promise : le million de francs. Il est mis en examen pour trafic d’influence et extorsion de fonds le jour même.

L’hypothèse d’une mise en scène destinée à faire tomber le juge, qui remonterait jusqu’au ministre de l’intérieur lui-même, Charles Pasqua, nommément mis en cause dans l’affaire des HLM, paraît de plus en plus solide. Pourtant, dès lors que l’affaire est révélée au grand public, de nombreuses voix demandent le dessaisissement du juge Halphen de l’affaire. Le juge, même s’il devine une machination destinée à l’atteindre, est obligé de demander à sa hiérarchie d’être déchargé des dossiers relatifs aux offices HLM. Le 22 décembre, François Mitterrand lui-même saisit le Conseil supérieur de la magistrature pour trancher la question. Finalement, Éric Halphen n’est dessaisi que du volet Hauts-de-Seine de l’affaire des HLM, qui se voit confiée aux juges Philippe Vandingenen et Serge Portelli. Il conserve quant à lui le volet parisien.

Cette « affaire dans l’affaire » aura en tout cas éclairé sur le fait que l’enquête dérange en haut lieu, et la machination aura en partie porté ses fruits : isolé et sous pression médiatique, le juge sait désormais qu’on ne reculera devant aucun moyen pour le déstabiliser et le faire taire. Cela n’empêchera pas qu’il soit blanchi, puisqu’en février 1995, la chambre d’accusation de Paris annule les écoutes téléphoniques. Son arrêt parle de provocation et dénonce la souricière tendue au beau-père du juge Halphen.

Un an plus tard, en février 1996, la Cour de cassation confirme la nullité des écoutes et des enregistrements des entretiens effectués par des officiers de police judiciaire dès lors qu’ils ont été réalisés sans l’autorisation d’un juge, dans le simple cadre d’une enquête préliminaire. Elle confirme le raisonnement de la chambre criminelle, qui avait prononcé la nullité de l’intégralité de la procédure qui avait suivi en expliquant : « l’interpellation de Jean-Pierre Maréchal a procédé d’une machination de nature à déterminer ses agissements délictueux et que, par ce stratagème, qui a vicié la recherche et l’établissement de la vérité, il a été porté atteinte au principe de la loyauté des preuves ».

Didier Schuller, quant à lui, quitte la France juste au moment où l’affaire éclate et que le vent commence à tourner. Un mandat d’arrêt international est émis contre lui en juin 95, mais il est déjà parti : il passe d’abord par Genève, où il vide ses comptes bancaires, puis par Londres, avant de gagner les Bahamas où il est repéré en 1997 avec sa compagne Christel Delaval et ses deux enfants. Il part ensuite en République dominicaine où il mène une vie de luxe sous un faux nom pendant plusieurs années. Il ne rentre en France qu’en 2002, après que son fils aîné Antoine ait raconté à des journalistes de Canal+ que son père vit à Saint-Domingue. Nous reviendrons sur sa condamnation vers la fin de notre récit.

L’affaire des marchés HLM des Hauts-de-Seine rebondit dans la foulée de l’affaire Schuller-Maréchal, en février 1995, quand Françoise Montfort, la patronne d’une société d’assainissement, AVS (Assainissement Voirie Service) est arrêtée sur un parking de Nogent-sur-Marne. Suite à une dénonciation anonyme, elle est prise la main dans le sac, alors qu’elle s’apprête à remettre 46 500 francs à un collecteur de fonds lié à l’office HLM du 92. Elle avait l’habitude de verser des commissions en liquide depuis plus de 10 ans à l’Office HLM, pour environ 3 à 5% des marchés, via un proche de Didier Schuller, Jean-Paul Schimpf. Quand ils arrêtent ce dernier, les enquêteurs trouvent sur lui un contrat de prêt de 1 million de francs destiné à l’achat de l’appartement de la compagne de Didier Schuller. Schimpf est en fait la cheville ouvrière du système de collecte de commissions occultes de l’Office HLM du 92 : d’autres enveloppes, pour 150 000 et 200 000 francs, sont saisies à son domicile, ainsi que des listes d’annonceurs et de chefs d’entreprise dans son appartement parisien, qui lui permettaient de surfacturer des espaces publicitaires dans le Clichois, le journal électoral de Schuller.

La piste du 92 continue donc d’apporter son lot de révélations, tandis que le juge Halphen poursuit la piste du RPR. Quelques mois plus tard, en juillet, il perquisitionne le siège du parti dans le 7e arrondissement de Paris. Il visite notamment le bureau de Louise-Yvonne Casetta, la comptable du parti, qui avait des rendez-vous réguliers avec Jean-Claude Méry. Dans les relevés téléphoniques de ce dernier, le nom de la comptable figurait avec régularité, plusieurs fois par semaine. Mais Casetta et ses collaborateurs avaient, selon toute vraisemblance, été prévenus de l’arrivée de la police : les pages de son agenda 1995 avaient été arrachées jusqu’au mois de juin, de même que les pages du carnet téléphonique de sa secrétaire.

Trois semaines plus tard, Halphen perquisitionne au Parti Républicain pour interroger Jean-Pierre Thomas, le trésorier. Dans son bureau, il découvre un coffre rempli de billets : il y en a en tout pour 2,4 millions de francs, soit plus de 350 000 €. Le trésorier explique : « Il s’agit de fonds secrets, on ne remet pas cet argent sur des comptes bancaires ». Il s’agirait donc de ces fonds spéciaux, dédiés au financement d’actions secrètes liées à la sécurité extérieure et intérieure de l’État, donc envoyés par Matignon ; nous y reviendrons dans le prochain chapitre. N’étant pas saisi de ces faits, le juge ne peut saisir les billets. Il demande un réquisitoire supplétif, qui lui permettrait d’élargir son enquête, mais il lui est refusé. L’affaire est transmise à une collègue, puis classée sans suite. Et Matignon refusera de fournir le registre qui pourrait attester qu’il s’agit de fonds spéciaux.

L’enquête des marchés truqués est désormais scindée en deux : la piste des Hauts de Seine suit son propre cours, tandis que le juge Halphen se concentre sur la piste du financement occulte du RPR. Bientôt, un nouveau fief politique de la droite va être à son tour éclaboussé par l’affaire : il s’agit de la Mairie de Paris, dirigée à l’époque par Jean Tiberi.

3. Les Tiberis et la Mairie de Paris

En 1996, l’affaire des marchés truqués va atteindre la mairie de Paris. Pour comprendre comment, il faut nous intéresser à un personnage important du RPR, et grand proche de Jacques Chirac : il s’agit de Georges Pérol. Originaire de Corrèze, ingénieur du génie rural, il rencontre Chirac dans les années 60 quand ce dernier est envoyé par Georges Pompidou en Corrèze pour conquérir le département, alors radical socialiste. Les deux hommes s’entendent à merveille et développent une complicité de longue durée. Chirac nomme Pérol directeur général de la Société de mise en valeur de l’Auvergne et du Limousin en 1970, et quatre ans plus tard, lorsqu’il devient ministre de l’agriculture, il lui confie la création de l’Office national du bétail et des viandes. L’office restera célèbre pour le scandale dit des « veaux fantômes », révélé en 1987 par un rapport des douanes : la signature frauduleuse d’un contrôleur de l’office avait permis à cinq sociétés d’importation de viande de veau de détourner 45 millions de francs d’aides de la Communauté Économique Européenne.

Parallèlement à l’ascension de son mentor, Georges Pérol entame lui-même une carrière politique locale. Dans le sillage corrézien de Chirac, Pérol prend la mairie de Meymac en 1977, puis succède à son « patron » comme conseiller général du canton, avant de devenir conseiller régional. En 1982, le voilà nommé par Chirac, alors Maire de Paris, à la tête de l’Office d’HLM de Paris, l’OPAC. Une grande institution, créée en 1915 et qui a géré au fil du temps un nombre croissant de logements sociaux : à la veille de la guerre son parc comptait environ 18 000 logements, puis 40 000 en 1965, et 56 000 en 1980. La maison est gérée comme une véritable administration. Georges Pérol restera 11 ans à sa tête, et va la transformer en profondeur.

D’abord, il change son statut en remplaçant celui d’office par celui d’établissement public industriel et commercial (EPIC), ce qui d’une part lui donne toute latitude pour écarter les vieux fonctionnaires et militants syndicaux au profit de nouveaux cadres, bien payés mais révocables à merci ; et d’autre part le rend autonome du comptable public, et donc du contrôle automatique de la chambre régionale des comptes, qui ne pourra désormais procéder qu’à des audits ponctuels. Très méfiant, le directeur général ne délègue rien, nomme des hommes de confiance à tous les postes clés, et fait changer les serrures d’un bureau lorsque son titulaire s’en va.

De par ses statuts, le conseil d’administration de l’OPAC est présidé par le maire de Paris, en l’occurrence Jean Tiberi, membre du RPR et proche de Jacques Chirac. Avec son soutien, Pérol mène une politique de modernisation massive : il introduit l’informatique dans la gestion du parc, ferme des loges de gardien, et lance un plan quinquennal de réhabilitation des vieux HBM (les « Habitations Bon Marché », ancêtre des HLM), entre 1990 et 1994. Pour ce faire, il multiplie les appels d’offres et de marchés à long terme : pour les ascenseurs, les chauffages, les systèmes de sécurité etc. Pérol faisait-il partie de la combine du RPR, dirigée par Jean-Claude Méry, pour percevoir des commissions sur ces marchés publics ?

Quoi qu’il en soit en 1993, en amont de l’enquête du juge Halphen, à la suite des découvertes que les agents des impôts avaient faites chez Jean-Claude Méry, Georges Pérol avait limogé son adjoint chargé des marchés, François Ciolina. Puis il avait été lui-même mis à la retraite trois mois plus tard, sans explication. Jacques Chirac, qui s’apprête alors à devenir président de la République, lui trouve une place discrète à la Mairie de Paris : il lui demande de rédiger un rapport sur l’aménagement des berges de la Seine et lui fournit un bureau dans l’Hôtel de ville.

En 1995, en remontant la piste des financements de Jean-Claude Méry, le juge Halphen s’intéresse de près à la gestion des deux organismes dirigés par Pérol : l’association Réussir le Limousin, qu’il a fondée en 1992 à l’occasion des régionales, et l’Association des amis du Centre d’art contemporain de Meymac. En février, il perquisitionne les bureaux de Pérol à la mairie de Meymac. Il se rend aussi à Tulle, au siège de la fédération RPR de Corrèze où est domiciliée l’association Réussir le Limousin, et au bureau du trésorier départemental du RPR, le député Raymond-Max Aubert, en compagnie des policiers de la police judiciaire de Paris.

Installé dans une abbaye rénovée, le Centre d’art contemporain est une création de Georges Pérol, qui bénéficie d’une certaine reconnaissance des milieux artistiques parisiens. L’institution bénéficie d’un budget annuel estimé à 2 millions de francs, composé pour moitié de subventions publiques. En explorant les noms de ses donateurs, les enquêteurs tombent sur les mêmes chefs d’entreprises trouvés sur un disque dur saisi dans les bureaux de Méry, notamment Francis Poullain. Le directeur, Jean-Paul Brachet, explique que « la recherche de dons passait en partie par Georges Pérol » et que « Francis Poullain est un militant RPR pur crin, on n’avait pas besoin de lui mettre le couteau sous la gorge pour donner de l’argent au RPR. Il donnait de l’argent au Centre d’art pour être dans les petits papiers. »

En mai 1995, Georges Pérol est mis en examen pour trafic d’influence par Eric Halphen, tandis que son ancien adjoint François Ciolina, est maintenu en garde à vue dans les bureaux de la police judiciaire. Lors de son audition le 30 mai 1996, François Ciolina, l’ancien directeur général adjoint de l’OPAC, met directement en cause le maire RPR de Paris, Jean Tiberi, qui était aussi président de l’institution depuis 1977. François Ciolina dénonce deux choses.

La première, c’est l’occupation d’un appartement de cinq pièces avec terrasse rue Censier, loué au fils de Jean Tiberi, Dominique, pour une somme dérisoire, et ce à la demande expresse du président de l’Office, alors premier adjoint de Jacques Chirac à la mairie de Paris. Des travaux d’un montant de 1,5 million de francs, ajoutait M. Ciolina, auraient été effectués dans l’appartement, sur les consignes personnelles de Xavière Tiberi, l’épouse du maire de Paris. La deuxième est une révélation fracassante de Ciolina : Jean Tiberi supervisait personnellement certaines négociations de marchés, contrairement à ce qu’il avait affirmé jusqu’ici.

Les révélations de François Ciolina sont confirmées par plusieurs personnes au sein de l’OPAC. Roger Roy, adjoint du directeur de la construction : « J’avisais Méry du nom des sociétés qui venaient retirer des dossiers, et également du candidat que je proposais, ainsi que de l’avancement des dossiers et des négociations en cours sur tel et tel marché. […] Méry contactait l’entreprise pour s’arranger financièrement avec elle (…) Il était de notoriété publique qu’à l’occasion de ces marchés, Méry récoltait de l’argent qui était destiné au RPR ».

Le 27 juin 1996, une perquisition est menée par le juge Halphen au domicile de Jean Tiberi, maire de Paris. Il y découvre des fiches de paie au nom de Xavière Tiberi, émanant du conseil général de l’Essonne. L’épouse du maire de Paris a touché 200 000 F en 1994 du conseil général alors qu’elle n’a jamais mis les pieds. Xavier Dugoin, président RPR du département, il lui a confié la rédaction d’un rapport sur la coopération décentralisée, devenu célèbre et rebaptisé « rapport sur la francophonie ». L’existence de ce document de 36 pages, truffé de fautes et sans intérêt, est révélé par le Canard Enchaîné. Quelques mois plus tard, Libération révèle que le plan du texte et plusieurs phrases ont été « empruntés » à un livre publié quelques années plus tôt.

Pour comprendre le contexte dans lequel surviennent ces révélations, il faut préciser qu’une autre affaire, parallèle à celle de la Mairie de Paris, est en train de débuter au Conseil Général de l’Essonne. Xavier Dugoin, le président du conseil général, y a en effet organisé un vaste système d’emplois fictifs dans son cabinet. Entre 1988 et 1998, il a employé 42 collaborateurs, dont neuf pourraient être considérés comme des travailleurs fantômes. Les salaires de sept d’entre eux ont coûté 4,2 millions de francs aux contribuables essonniens.

Mais revenons à Xavière Tiberi. Celui qui est saisi de son fameux rapport, c’est Laurent Davenas, le procureur de la République d’Evry. Davenas est un magistrat connu pour avoir systématiquement recours à des enquêtes préliminaires, qui permettent au parquet et à la hiérarchie politique de garder le contrôle des enquêtes, en court-circuitant le juge d’instruction. A la mi-octobre, Laurent Davenas organise avec son adjoint Hubert Dujardin une réunion de travail avec la police judiciaire de Versailles sur les enquêtes préliminaires sensibles, conduites sous la direction du parquet.

Ils évoquent notamment le dossier de Xavière Tiberi, pour laquelle il est prévu d’entendre­ madame vers la mi-novembre, et d’ouvrir une information judiciaire au début de l’année suivante si tout va bien. Ils évoquent aussi une deuxième affaire, celle d’un document se présentant comme un petit « manuel de la corruption », comme le décrit Le Monde, à l’usage des élus du département, découvert chez Alain Josse, ancien vice-président RPR du conseil général de l’Essonne. Ce manuel, avec des « indications et des conseils » susceptibles d’être utiles pour d’éventuels financements politiques occultes, liste une dizaine d’entreprises disposées à reverser un pourcentage sur les marchés publics. Le document est signé de Xavier Dugoin, Président du conseil général, et employeur de Madame Tiberi.

Le 26 octobre 1996, le magistrat Davenas part en vacances au Népal avec une vingtaine d’amis, près de l’Everest. Mais pendant que son patron s’amuse…surprise : son adjoint le procureur Hubert Dujardin ouvre le 6 novembre une information judiciaire sur le dossier de Tiberi, confiant donc l’instruction à un juge indépendant. La police de Versailles prévient alors immédiatement le ministère de l’Intérieur que les ennuis se profilent : un vent de panique saisit le ministère de justice et celui de l’intérieur, pour savoir comment arrêter le procureur. Aussitôt, le ministre de la Justice RPR Jacques Toubon mobilise l’ambassade de France à Katmandou qui envoie un hélicoptère dans l’Himalaya pour ramener en urgence à Paris Laurent Davenas, et éviter des ennuis à Xavière Tiberi. Mais le procureur reste introuvable, l’hélicoptère rentre à Katmandou et l’enquête est ouverte.

Quant à savoir qui a pris la décision et financé cette opération rocambolesque, le ministre de la Justice reste très vague. Plus tard il affirmera que c’est la représentation française au Népal qui a réglé la note, mais selon le journal le Point, la décision serait venue « des services du Premier ministre » et aurait été « financée sur les fonds secrets » de Matignon.

L’usage de ces crédits, consacrés au financement d’actions secrètes liées à la sécurité extérieure et intérieure de l’État, n’est à l’époque soumis à aucun contrôle ou règle de transparence. Avant leur réforme en 2001, ils sont placés sous l’autorité du Premier Ministre, qui en dispose comme il le souhaite. Ce sujet reviendra plus tard dans le débat public, dans l’affaire dite des billets d’avion de Jacques Chirac : celui qui était alors maire de Paris avait prélevé dans ces fonds entre 1992 et 1995, donc quand il était maire de Paris, pour payer à lui et ses proches, plus de 3 millions de francs en espèces de billets d’avions et de séjours, le plus souvent à caractère privé ­ aux Etats-Unis, à l’île Maurice ou encore au Japon. Sont notamment concernés son épouse Bernadette, sa fille Claude, mais aussi l’ancien sénateur RPR Maurice Ulrich, conseiller à l’Elysée.

Selon l’enquête menée sur cette affaires par trois juges d’instruction – Armand Riberolles, Marc Brisset-Foucault et Renaud Van Ruymbeke – ces fonds, relativement importants, pourraient être liés aux pots-de-vin versés par les entreprises engagées dans les marchés publics d’Ile-de-France. Questionnés par L’Express, les services de l’Elysée estiment qu’il s’agit là d’un « amalgame totalement disparate » entre déplacements privés et publics, et que l’argent provient tant de « primes » (les fameux fonds secrets) touchées par Jacques Chirac en tant que ministre et premier ministre, que d’argent personnel et familial.

Pourtant, l’entourage du chef de l’Etat n’explique pas pour quelles raisons cet argent a été versé en liquide. Les juges envisagent un temps d’entendre le chef de l’État sous le statut de « témoin assisté », mais cela leur sera refusé.

C’est donc dans un livre, publié par Jean-Claude Laumond, le chauffeur attitré du président pendant 23 ans, qu’on apprendra qu’il avait bien convoyé « des enveloppes » entre la Mairie de Paris et l’agence Gondard Voyages, à Neuilly dans les Hauts-de-Seine, où il les remettait au voyagiste attitré du président et de son entourage. Dans sa déposition, le chauffeur explique : « j’en ai transportées pas mal, raconte-t-il, mais je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. Le secrétariat de M. Chirac m’appelait. On me disait : “Il faut apporter ça tout de suite, M. Foulatière vous attend.” Je faisais la livraison sans chercher à en savoir plus. »

A mesure que l’affaire étend ses ramifications à tous les réseaux du RPR, de la Mairie de Paris à Matignon, en passant par le Conseil Général, plusieurs pratiques récurrentes se font jour : l’usage des fameux fonds spéciaux, le recours à des emplois fictifs, et le détournement de fonds dans le cadre de marchés publics. Avec l’affaire des lycées, c’est une nouvelle illustration de cette dernière méthode qui va être offerte au public.

4. L’affaire des lycées d’Ile-de-France

Il n’y a pas que les HLM qui intéressent les réseaux de corruption. Peu après l’extension de l’affaire à la Mairie de Paris, voici qu’elle s’étend désormais au marché des lycées, avec des méthodes très proches de celles que nous venons de découvrir, mais un échelon plus haut, au niveau de la région. Et cette fois-ci, plusieurs partis politiques sont directement impliqués dans l’affaire. Cette nouvelle affaire voit le jour grâce à une femme, Claude-Annick Tissot.

Femme politique de la droite parisienne, Claude-Annick Tissot a rejoint le RPR en 1976. Elle est ensuite élue conseillère de Paris dans le 11e arrondissement en 89, puis élue RPR du conseil régional d’Île-de-France en 1992. Elle y est vice-présidente du conseil régional, d’abord en charge de l’administration puis des universités. En 1995, elle est nommée présidente de la commission des marchés publics. Très vite, elle découvre le pot aux roses : des ententes flagrantes entre entreprises, quand pour un appel d’offre, parmi un groupe d’entreprises concurrentes, seule une dépose un dossier en bonne et dûe forme ; des entreprises qui connaissent à l’avance l’objectif chiffré de la région, signe qu’elles en ont été informées par des membres de la commission ; enfin et surtout, un consultant privé, Patrimoine Ingénierie, à qui sont attribués près de 80% des marchés de la Région.

Ce dernier point pose d’autant plus problème que la société a participé de façon active à la mise au point des METP, les « Marchés d’entreprise de travaux publics ». Cette formule originale, prisée de la région, assure à l’entreprise qui emporte un marché non seulement les travaux de construction mais aussi l’entretien, rémunérés par un loyer à long terme, entre quinze et trente ans. La construction et la prestation de services sont donc impossibles à dissocier. Le paiement rémunère les deux, la société qui emporte le marché est donc assurée d’une jolie rente. Gilbert Sananès, le patron de l’entreprise, entretient des liens amicaux et personnels avec des proches de Michel Giraud, le directeur de la commission, et se comporte en habitué des lieux lors de ses visites au conseil régional. Sur la plupart des marchés, sa société endossait le rôle d’AMO, pour « Assistant Maître d’Ouvrage », rôle central dans la bonne exécution des chantiers, qui veille notamment à la mise en concurrence des entreprises prestataires.

Dans une note du 11 mars 1996, Claude-Annick Tissot écrit au président Giraud pour lui signaler de « graves anomalies » :

Vous savez aussi que certains de vos collaborateurs au premier rang desquels Mme Lor et M. de la Gorce, faisant peu de cas de la souveraineté de la commission d’appel d’offres, de l’indépendance de ses membres élus et du respect du code des marchés publics, ont milité pour qu’une « proportion raisonnable de marchés soient attribués à [Patrimoine Ingénierie] », en indiquant par exemple, que cette entreprise pourrait « riposter et qu’il ne fallait rien changer » aux habitudes régionales pour ne pas éveiller de soupçons. J’avoue ne rien comprendre à ce genre d’attitude pour le moins ambiguë.

Au sujet de la société Patrimoine Ingénierie, elle écrit :

Ceci me rappelle mes premiers temps à la présidence de la commission d’appel d’offres où je faisais l’objet de conseils de Mme Lor et de M. de La Gorce, entre autres, sur l’attribution de tel ou tel marché, dont j’ai conservé la liste, parfois avant même que des offres soient déposées. Naturellement, ayant considéré que ces conseils s’apparentaient à des pressions inadmissibles, je n’en ai jamais tenu compte.

Très vite, son intégrité vaut à Claude-Annick Tissot de se retrouver isolée dans ses nouvelles fonctions et de se faire qualifier de « Madame Propre » du RPR. Dans un entretien au Parisien, elle explique avoir fait l’objet d’une pression directe de Michel Giraud lors d’une séance de la commission d’appel d’offres qui devait examiner le dossier du lycée de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). Le président lui aurait téléphoné durant la séance afin qu’elle renonce à procéder à un tirage au sort, afin de favoriser une entreprise. « Je n’ai pas tenu compte de cet appel », déclare-t-elle.

Le 10 novembre 1995, elle est convoquée dans le bureau de Michel Giraud. Le sous-préfet et directeur général adjoint des services, Xavier de La Gorce, est également présent. L’objectif est de lui faire lâcher prise, mais elle n’en démord pas et s’exclame : « Le conseil régional n’est pas le Club Med. Je ne suis pas un gentil membre, je m’occupe de la commission des appels d’offres ! Il y a de graves dysfonctionnements dans la passation des marchés. A tout moment, je m’attends à un recours devant la justice. »

Constatant qu’il ne parviendra pas à la faire taire, le président Giraud met tout en œuvre pour se débarrasser d’elle. Il commande un rapport à son Inspection générale des services d’Ile-de-France. Rendu le 29 avril 1996, ce rapport très général n’examine en profondeur aucun des signalements faits concernant la commission d’appel d’offres (comme la rénovation de l’IUT de Saint-Cloud, du lycée de Rueil-Malmaison, ou du lycée de Jouy le Moutiers). En revanche, le texte dresse un portrait au vitriol de l’action de Claude-Annick Tissot au sein de la commission. Cette dernière, qui avait vu le coup venir, avait rendue publique une lettre dénonçant les faits qu’elle avait observés, avant même la parution du rapport. Et elle avait accordé une interview au Parisien où elle expliquait que Jacques Chirac lui avait personnellement demandé de démissionner de la commission. Enfin, elle avait fait voter au Conseil Régional une résolution prévoyant la suppression des contrats d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, et l’arrêt immédiat de 135 contrats en cours, dont 105 passés avec la fameuse société Patrimoine Ingénierie. Le 11 mai 1996, elle démissionne de la commission.

En parallèle, un élu francilien des Verts, Jean-Jacques Porchez, s’était confié au mois de mars au juge Halphen, qui instruisait les affaires de financement du RPR, et avait parlé au magistrat des enregistrements faits par Tissot des réunions de la commission d’appel d’offres. Le juge les  fait immédiatement saisir. Sur l’enregistrement de la commission du 18 octobre 1995, se trouve notamment la trace du coup de téléphone passé par le Président  Giraud à Claude-Annick Tissot pour lui suggérer de renoncer au tirage au sort pour l’attribution des marchés. Au mois de décembre, à la demande de trois élus écologistes, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire contre Michel Giraud. Parallèlement, une enquête est confiée au Conseil de la concurrence (ancêtre de l’Autorité de la concurrence), qui s’étend à l’ensemble des marchés conclus par la direction des affaires scolaires. Enfin, en 1997, deux juges d’instruction sont nommés, Armand Riberolles et Marc Brisset-Foucault.

La même année, la Cour des Comptes publie un rapport accablant sur la gestion des marchés de construction et de rénovation des lycées par la Région, qui valide toutes les déclarations de Claude-Annick Tissot. Et elle relève notamment deux autres éléments qui posent problème.

Le premier, c’est qu’un grand nombre d’appels d’offres ont été déclarés « infructueux » par l’OPAC. Ainsi, l’Office peut passer par une procédure spéciale, dite des « marchés négociés », sans mise en concurrence, où le donneur d’ordre négocie les conditions de marchés directement avec les opérateurs économiques Cette procédure, qui introduit de l’opacité dans la décision d’attribution de marchés publics, est pensée pour n’être utilisée que de façon exceptionnelle. Mais de 1992 à 1994, elle est utilisée pour 40% du montant total des marchés de rénovation-maintenance des lycées franciliens, souvent avec de brutales augmentations des prix.

Le deuxième problème, ce sont ces dix personnes, employées par des entreprises privées, qui ont été « mises à disposition » du conseil régional, via des marchés d’étude. Recrutées pour des périodes de un à trois ans, elles ne figuraient pas dans le tableau officiel des effectifs du conseil régional d’Ile-de-France. Surtout, certaines des sociétés dont les salariés étaient ainsi intégrés, étaient par ailleurs titulaires de marchés conclus avec la région. Une fois dans la place, « certains (salariés) ont pu être conduits à participer à la rédaction ou à l’instruction de dossiers de marchés », souligne le rapport de la Cour des Comptes.

Le rapport dénonce aussi comme illégale la pratique des METP, les Marchés d’entreprise de travaux publics que nous avons évoqué avant : 80% d’entre eux ont été attribués aux six premiers groupes de BTP français. Les offres étaient passées par « vagues » d’une dizaine de marchés en moyenne, et les magistrats notent que les commissions d’appel d’offres répartissaient les candidatures « selon des critères où paraît avoir prédominé le soucis d’assurer un équilibre entre les grands groupes de BTP » plus que de s’assurer de la qualité des offres.

Entre 1998 et 1999, la justice avance vite, à mesure qu’elle tire le fil des entreprises concernées par l’entente. En mars 1998, les dirigeants de la SICRA, une filiale de Vivendi, sont mis en examen pour « abus de confiance, trafic d’influence et corruption active » et écroués. En juin, les bureaux de plusieurs membres de l’exécutif régional et de Patrimoine Ingénierie sont perquisitionnés. En octobre, trois cadres dirigeants d’une entreprise de travaux publics, GTM, sont mis en examen. Lors de l’audition, ils admettent avoir contribué au financement de plusieurs partis politiques, en versant des fonds à Louise-Yvonne Casetta, ancienne directrice administrative du RPR, à Jean-Pierre Thomas, ex-trésorier du Parti républicain, ainsi qu’à un proche du Parti socialiste. Plusieurs autres personnalités politiques sont mises en examen à la fin des années 1990 : Robert Calméjane, sénateur RPR de Seine Saint Denis, Guy Drut, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports et député RPR de Seine et Marne notamment. Enfin, en octobre 99, sept cadres d’entreprises majeures du BTP, dont Bouygues, Fougerolles, Dumez, sont mis en examen pour « entente anticoncurrentielle ».

Jean-Philippe Huchard, militant RPR et ancien agent commercial de l’entreprise Fougerolles, déclare ainsi avoir été mis en contact, en 1986, avec la région Ile-de-France, par l’entremise de Michel Roussin, futur ministre (RPR) de la coopération, alors chef de cabinet du premier ministre Jacques Chirac. Il indique que son rôle consistait à prévenir les entreprises retenues :

Il y avait un système de tourniquet, a-t-il indiqué aux juges, le 10 juillet 1998, qui faisait que chaque entreprise avait son tour. C’est ce que m’ont expliqué Mme Lor et M. Sananès. […] D’une part, je devais toucher ma propre rémunération, qui était constituée par un forfait entre 30 000 francs et 100 000 francs selon l’importance du marché, et, d’autre part, l’entreprise devait verser une commission de 2%  à 3 % sur chaque opération aux principaux partis politiques représentés au conseil régional. Il s’agissait du RPR, du PS et du PCF. (…) Christine Lor m’a indiqué que c’était elle qui se chargeait de la répartition et que celle-ci dépendait de la couleur politique du maire de la commune où était implanté le lycée.

Selon ses propres dires, il aurait exercé cette activité jusqu’en 1992 avant de passer la main progressivement à Jean-Claude Méry.

L’affaire des lycées d’Ile-de-France illustre la place centrale qu’occupent le contrôle de l’opposition politique et les lanceurs d’alertes dans la mise au jour des affaires de corruption : ici, les élus verts d’une part, et Claude-Annick Tissot d’autre part. Notre chapitre se clôt sur Jean-Claude Méry, déjà au cœur de l’enquête sur les HLM. On va le voir, il va jouer à sa manière un rôle de lanceur d’alerte posthume dans l’affaire des lycées d’Ile-de-France. En effet, trois ans après sa mort, en 1999, Jean-Claude Méry apparaît dans une vidéo d’archive (enfin) rendue publique. Il y révèle tout un pan du système de corruption mis en place autour des marchés de rénovation des lycées. La « cassette Méry » va rendre l’affaire véritablement explosive.

5. Les révélations de la cassette Méry

On l’a vu, après Jean-Philippe Huchard, c’est Jean-Claude Méry qui devient l’homme clef des marchés à la Mairie de Paris. Il devient l’intermédiaire obligé des entreprises désireuses d’obtenir les marchés attribués par la ville. A ce titre il collecte, pendant des années, des sommes colossales au profit du RPR et d’autres partis. 

Quand le juge Halphen le met en examen et en détention provisoire, en 1994, sa vie bascule. Il sort de prison 6 mois plus tard, ruiné et désormais pestiféré aux yeux du parti. Par l’intermédiaire de son avocat, Me Belot, il va alors prendre contact avec un journaliste et producteur de documentaire, Arnaud Hamelin, qui le reçoit dans les bureaux de son agence de presse. Méry lui explique sa démarche et en mai 1996, Arnaud Hamelin va filmer, avec un simple caméscope, les confessions de celui qui était surnommé, au temps de sa splendeur, « Méry-de-Paris ». Voici ce que dit le producteur au sujet de l’enregistrement, dans un documentaire de Stéphane Malterre intitulé Jacques Chirac, la justice aux trousses, en 2011 :

C’est une assurance vie, comme je l’ai dit avant il a dit qu’il avait un peu peur, qu’il n’était pas tranquille, vous savez c’est un homme très désabusé quand je le vois, c’est un type qui a fait 6 mois de prison, qui sort de là lâché par ses proches, il a de gros ennuis financiers, de gros ennuis avec le fisc, il a surtout des ennuis familiaux, et tout ça ensemble fait que c’est un type qui est aux abois.

L’essentiel de ses attaques, Jean-Claude Méry les réserve au RPR. Avec une révélation de taille : une rencontre à Matignon en 86 avec Jacques Chirac et son directeur de cabinet.

Ce jour-là j’ai remis les 5 millions de francs, en argent liquide, directement sur le bureau de Monsieur Roussin, en présence de Monsieur Chirac.

Quand Méry meurt d’un cancer, trois ans plus tard, personne ne connaît l’existence de cet enregistrement, conformément aux vœux de son auteur. Libération écrira : « Jean-Claude Méry est mort, il s’est tu jusqu’au bout ». C’est sans compter sur Hamelin, qui va contacter plusieurs chaînes de télé françaises pour leur proposer la vidéo : France 2, France 3, Canal+ et M6. Mais toutes refusent de la diffuser. Finalement, il contacte Edwy Plenel, alors directeur de la rédaction du Monde, qui décide de publier ce qui deviendra dès lors la « cassette Méry ». Il s’en explique :

Ce document apporte quelque chose d’essentiel dans une bataille entre le monde judiciaire et la présidence de la république de l’époque, puisque Jacques Chirac est rattrapé par les dossiers judiciaires de l’époque où il était maire de Paris, et il veut tout faire pour y échapper.

24h avant la publication du scoop, la direction du Monde va contacter l’Élysée pour avoir une réponse du président aux accusations de la cassette. Leur interlocuteur est Dominique de Villepin. Alors secrétaire général de l’Elysée, il fait savoir que le chef de l’État refuse de réagir :

On assiste à ce coup de téléphone et la réponse de De Villepin est une réponse de guerre, « mesurez la portée de ce que vous faites, ça ne restera pas sans conséquences… » Donc voilà, le journal n’est pas encore sorti, on sait qu’on est dans une tension indescriptible »

Les 22 et 23 septembre 2000, les confessions posthumes de Jean-Claude Méry sortent dans la presse et provoquent une onde de choc. Voici deux extrait de la fameuse cassette :

Je les ai contraints à me verser un total sur cette opération de 10 millions de francs. Que j’ai réparti moi-même à raison de : 5 millions de francs en cours pour le RPR, et vous allez voir ces 5 millions de francs ont une importance terrible, je vous dirais comment dans quelques secondes, 1 million de francs pour le Parti Communiste, 3 millions et demi de francs pour le PS. […] Et c’est comme ça, le plus gentiment et le plus illégalement du monde, sans que personne ne dise rien, qu’on va gérer gentiment : près de 240 millions de francs pour la peinture, 400 millions de francs pour la peinture, 120 millions de francs par an pour la vitrerie, 100 millions de francs pour la fourniture, on va gérer ainsi l’intégralité des marchés, ce qui va rapporter une dizaine de millions de francs, bon an mal an, à la machine.

Méry réclamait de 2 à 10% de pots de vin. Après un circuit complexe, l’argent, acheminé dans des valises pleines de coupures de 500 francs, venait selon Méry remplir les caisses du RPR. Peinture, entretien des ascenseurs ou chauffage, aucun corps de métier n’échappait au racket.

L’enquête éclabousse tout un pan de la politique française. Elle cible la droite, mais la gauche n’est pas épargnée. En effet, dès la publication de son contenu par Le Monde, la cassette Méry intéresse plusieurs juges d’instruction, et deux d’entre eux vont apprendre que l’original de la bande a été détenu par l’ancien ministre socialiste de l’économie et des finances, un certain Dominique Strauss-Kahn, qui déclare :

Je n’ai pas cru bon de la visionner, je n’en ai en effet aucun usage, je ne sais même pas où j’ai pu la mettre. Je démens tout lien politique qu’on serait tenté de faire, comme tout lien avec un quelconque dossier fiscal, me réservant d’ailleurs de poursuivre ceux qui affirmeraient le contraire.

On apprendra par la suite que c’est en avril 1999 que Strauss Kahn aurait reçu l’original de la cassette-confession. par Maître Alain Belot, l’avocat de Méry mais aussi ancien avocat de Karl Lagerfeld, au moment du redressement fiscal du couturier. Dominique Strauss-Kahn est soupçonné d’avoir octroyé en 1999 une remise fiscale de 160 millions de francs à Lagerfeld en échange de la remise de cette cassette. En 2001 la section financière du parquet de Paris requerra la saisine de la Cour de justice de la République pour enquêter sur les faits, mais le procureur général choisira de ne pas le faire. L’affaire en restera là.

Dans l’immédiat de la révélation de la cassette, c’est donc surtout la droite qui est mise sous pression. Et en particulier le leader du RPR, Jacques Chirac, président de la République, qui à son tour est obligé de réagir. Le 21 septembre 2000 sur France 3, face à Élise Lucet, il déclare :

Aujourd’hui on rapporte une histoire abracadabrantesque, on fait parler un homme mort il y a plus d’un an, on disserte sur des faits invraisemblables qui ont eu lieu il y a plus de 14 ans […] Ces allégations sont indignes et mensongères.

La cassette Méry arrive à un moment charnière des deux affaires. Elle embarrasse profondément le pouvoir, mais le Président de la République reste intouchable de par l’immunité que lui confère sa fonction, alors que les indices s’accumulent contre le chef de l’État. Le temps des procès approche, et avec eux la fin d’une ère où le personnel politique baignait dans une certaine forme d’impunité, hors de portée du contrôle judiciaire.

6. Conclusion des deux affaires et procès

L’épisode de la cassette Méry fait prendre conscience à l’opinion publique de l’existence d’un vaste schéma de corruption au plus haut niveau de l’État. Et d’une entente entre plusieurs partis politiques, parfois adversaires, pour financer illégalement leurs activités politiques. Les affaires des HLM et des lycées d’Ile-de-France s’inscrivent dans un même dispositif mis en place par le RPR. La cassette Méry jette un jour cru sur la contiguïté entre les deux affaires. Authentique « bombe » politique, elle constitue aussi et surtout une pièce à conviction judiciaire, qui sera versée à quatre dossiers d’instruction, dont ceux du juge Halphen et des juges Marc Brisset-Foucault et Armand Riberolles.

Commençons par l’enquête du juge Halphen sur les HLM de Paris. Ce dernier vient de clore son instruction en octobre 1999 ; il va la rouvrir en se basant sur la cassette Méry et l’audition de Dominique Strauss-Kahn. La cassette met nommément en cause Jacques Chirac, mais la Constitution empêche toute mise en examen : son article 68 précise en effet que le Président de la République « n’est responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison. Il ne peut être mis en accusation que par les deux Assemblées statuant par un vote identique au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant; il est jugé par la Haute Cour de justice. » Le juge Halphen tente donc une première dans l’histoire de la Ve République : contourner le problème en convoquant Jacques Chirac en qualité de simple témoin dans l’affaire.

Évidemment, dès le lendemain matin, la presse titre sur ce fait inédit, et la réponse de l’Élysée parvient immédiatement à l’AFP : « Le président de la République, s’il avait détenu des informations susceptibles d’éclairer l’autorité judiciaire, n’aurait pas manqué de les porter à la connaissance de celle-ci. Compte tenu des règles constitutionnelles, il ne peut déférer à une telle convocation, contraire au principe de la séparation des pouvoirs comme aux exigences de la continuité de l’État ».

Le 25 avril 2001, sur la base de ces derniers développements, Eric Halphen rend une ordonnance d’incompétence où il précise : « Il existe maintenant des indices rendant vraisemblable que Jacques Chirac ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission des infractions » qu’il a décelées dans son dossier.

Pour remettre cet événement dans son contexte, il faut expliquer que dans le même temps, le juge Halphen fait face à une procédure spécifique : des avocats de prévenus avaient fait une requête en nullité concernant plusieurs de ses actes dans le dossier des HLM de Paris. Ce point mérite quelques explications : pour régler les difficultés lors d’une procédure, le juge d’instruction a en-effet au-dessus de lui ce qu’on appelle une chambre d’instruction, que l’on appelait « chambre d’accusation » avant la loi de juin 2000 sur la présomption d’innocence.

Cette cour est une formation de la cour d’appel composée de trois magistrats : un président de chambre et deux greffiers. Elle peut être saisie par un avocat qui estime qu’un juge n’a pas respecté la loi ou qui conteste un de ses actes. La cassette Méry arrive en fin de procédure dans l’affaire des HLM de Paris, alors que l’instruction a justement fait l’objet d’une telle saisine : les avocats sont allés jusqu’à demander l’annulation de toute la procédure.

Le président de la chambre d’accusation a donc fait suspendre l’information, c’est-à-dire qu’il empêche le juge Halphen de continuer son enquête, le temps que cette demande soit traitée par la chambre. Il prend cette décision en octobre 1999. Problème : à l’époque, les avis de suspension de la chambre d’instruction ne sont pas envoyés directement au juge. Ni fax, ni courrier, ni coup de téléphone. L’avis est simplement déposé dans la bannette entre la chambre et le tribunal. Le papier se perd dans la masse, le juge Halphen n’en prend donc pas connaissance, et continue son instruction en saisissant la cassette. Quelques jours plus tard, il apprend qu’il est en fait suspendu depuis plus d’un an – ce qui en dit par ailleurs long sur les délais d’examen des requêtes par la chambre d’instruction.

Quand l’avis est enfin rendu, 90% de la procédure se voit validée – à ceci près que les juges ont annulé les mises en examen de l’ancien ministre Robert Pandraud et de son ancien collaborateur Rémy Halbwax. Il en va de même pour l’audition de Michel Giraud, qui avait été interrogé par le juge en qualité de témoin, et de tous les actes concernant Michel Roussin. En revanche les poursuites contre Jean Tiberi sont, elles, avalisées.

Eric Halphen peut donc reprendre son enquête. Mais de nouvelles demandes d’annulation de la procédure sont déposées, et en septembre 2001 tous les actes autour de la saisie de la cassette sont annulés, au motif que l’instruction était suspendue à cette date. La chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris refuse de prendre en compte que l’avis n’était pas parvenu au juge, et surtout elle ignore la possibilité qui est laissée, lors d’une suspension de procédure, d’accomplir des actes en cas d’urgence, ce qui aurait pu être le cas pour la cassette. Pire, la chambre dessaisit le juge Halphen de l’affaire, au profit de son collègue Armand Riberolles, qui hérite d’un dossier désormais amputé de pièces essentielles.

En janvier 2002, le juge Halphen, désabusé, démissionne et quitte la magistrature. Dans ses interviews à la presse, il énumère les obstacles mis sur sa route lors de son instruction et dénonce le peu de moyens accordés à la justice anticorruption. Il reprend ces différents éléments dans un livre, Sept ans de solitude, publié la même année.

Pendant les deux ans qui vont suivre, le juge Riberolles s’évertue à reprendre les actes annulés par la cour d’appel de Paris. Il mène à ce moment là de front tous les dossiers impliquant Jacques Chirac : les HLM, les lycées, les billets d’avions réglés en liquide, et la SEMPAP, une imprimerie sous forme de société d’économie mixte soupçonnés de détournement de fonds publics, où sont impliqués Michel Roussin et Jean Tiberi. Pour lui comme pour beaucoup d’autres dans la magistrature, le départ d’Eric Halphen a été un choc. Et le cumul des dossiers lui pèse, comme il l’explique dans une interview au Parisien :

Effectivement, je ne pense pas que cela soit une bonne chose ni que ce soit vraiment raisonnable de concentrer toutes ces enquêtes sur une seule tête. La question n’est pas le nombre ou le volume de dossiers, mais le fait que, concentrés de la sorte, ils puissent déclencher une trop grande hostilité. La personnalisation n’est pas une bonne chose. Nous ne pouvons pas travailler dans ce contexte.

Concernant l’affaire des HLM, le juge Riberolles clôt son instruction en janvier 2004. Le procès se tient au début de l’année suivante. Au total, 53 personnes ont été mises en examen, dont de nombreux entrepreneurs, l’ex-maire de Paris, Jean Tiberi, et Michel Roussin, directeur de cabinet de Jacques Chirac à l’Hôtel de Ville, qui bénéficiera finalement d’un non-lieu. 37 prévenus sur 49 sont finalement condamnés à des peines de prison avec sursis et des amendes par le tribunal correctionnel de Paris. Parmi eux :

  • Georges Pérol, l’ancien directeur général de l’OPAC : deux ans de prison avec sursis et 20 000 euros d’amende
  • Francis Poullain, l’entrepreneur proche du RPR : 15 mois de prison avec sursis et 200 000 euros d’amende, confirmé en cassation
  • Didier Schuller : 5 ans de prison dont deux fermes. Il fait appel et en 2007 la peine passe à trois ans de prison dont un ferme, et une amende de 150 000 euros, 5 ans de privation des droits civiques. Il se pourvoit en cassation, mais le pourvoi est rejeté.
  • Jean-Paul Schimpf, le collecteur de fonds de Didier Schuller, est condamné à 6 mois de prison avec sursis et 100 000 euros d’amende.
  • Jean Glock, directeur d’une entreprise de menuiserie : 100 000 euros pour préjudice moral, solidairement avec les autres condamnés

D’autres prévenus se voient infliger des peines allant de deux mois à deux ans avec sursis, assorties d’amendes allant de 3 000 à 60 000 euros. Enfin, 11 accusés sont relaxés après une dispense de peine prononcée par le tribunal.

Voici pour l’affaire des HLM. Pour ce qui est de celle des lycées d’Ile-de-France, la situation est différente.

Au début de l’année 2000, Le Monde publie un article qui fait le point sur l’avancée de l’enquête, et révèle à quel point l’affaire est tentaculaire. Tous marchés confondus, entre 1989 et 1996, près de 28 milliards de francs (soit 5,6 milliards d’euros) de contrats auraient été attribués, dans des conditions irrégulières. À chaque fois, c’est entre 2 et 3 % du montant de chaque marché, soit plus de 76 millions d’euros au total, qui auraient alimenté les caisses du Parti Socialiste, du RPR, du Parti républicain et du PCF. Dans plusieurs cas, ce soutien financier aura pris la forme d’emplois fictifs.

Quand la cassette de Jean-Claude Méry arrive dans le débat public, les juges Marc Brisset-Foucault et Armand Riberolles la versent à leur dossier. Les déclarations de Méry viennent en effet compléter leurs propres découvertes, qui les conduisent en novembre à mettre en examen Michel Roussin et plusieurs anciens trésoriers, officiels ou officieux, du RPR, du PS et de l’ex-PR. Comme le disait Méry dans son témoignage posthume, il « [donnait] à manger à tout le monde ».

A cette date, plus de 30 personnes, cadres du BTP et élus locaux, ont déjà fait l’objet d’une mise en examen. En novembre, viennent s’ajouter à cette liste Christine Lor, l’ancienne conseillère aux affaires scolaires de Michel Giraud, et Gilbert Sananès, responsable du bureau d’études Patrimoine Ingénierie, qui est écroué à la suite de son audition. Christine Lor mettra directement en cause, dans son témoignage, à la fois Michel Giraud et l’ancien ministre RPR Michel Roussin, dont elle précise qu’il informait directement Jacques Chirac des « dons » des entreprises au RPR. Quelques jours plus tard, c’est au tour de Louise-Yvonne Casetta, la trésorière surnommée la « Cassette » du RPR, de Jean-Pierre Thomas, trésorier du Parti Républicain, et de Gérard Peybernes, membre du PS, d’être placés en garde à vue.

Ancien chef d’entreprise du BTP, Gérard Peyberne confirme l’existence du système au sein du PS, mais il accuse les trésoriers, ainsi que Jean-Marie Le Guen, ex-secrétaire de la fédération de Paris, Laurent Azoulay et Aïssa Khelifa, directeurs financiers. Il déclare : « ce n’est pas moi qui ai participé à la répartition entre les partis. Cela s’est forcément joué à un niveau supérieur au mien ».

En décembre, Michel Roussin est mis en examen et écroué. La situation devient compliquée pour Jacques Chirac. Philippe Séguin, du RPR, estime la situation « gravissime » et appelle à une « grande explication » ; Jean-Louis Borloo, de l’UDF, demande à Jacques Chirac de parler aux Français, et Arnaud Montebourg du PS lui conseille de « prendre un bon avocat ». Quelques jours plus tard, le 14 décembre, Chirac est obligé de réagir. Sur TF1, il déclare : « En tant que président du RPR, je ne me suis jamais occupé, ce n’était pas ma fonction, […] des problèmes de financement. » Il ajoute : « Je vais vous dire très franchement une chose : je ne peux pas y croire. Qu’il y ait eu des ententes avec une entreprise par-ci, une entreprise par-là, c’est tout à fait probable. (…) Mais qu’il y ait eu un système où les partis politiques de la majorité et de l’opposition se seraient mis ensemble pour se partager je ne sais quel gâteau, si c’est démontré, je serai le premier à le condamner. Mais, honnêtement, je n’y crois pas beaucoup. »

Le 12 février 2004, le juge Riberolles ordonne le renvoi de 47 personnes devant le tribunal correctionnel de Paris, dont Michel Roussin, l’ex-directeur de cabinet du maire de Paris, Louise-Yvonne Casetta, l’intendante du parti auprès des entreprises, l’ancien patron RPR de la région, Michel Giraud, et des chefs d’entreprise.

Le procès s’ouvre en mars 2005, et le 26 octobre 2005 le tribunal condamne 43 prévenus, dont 14 font appel.

  • Michel Giraud est condamné à 4 ans de prison avec sursis, à la privation de ses droits civiques pour 5 ans et à 80 000 € d’amende. Il fait appel mais sa peine est confirmée en 2007.
  • Michel Roussin est condamné à la même peine mais à 50 000€ d’amende, confirmée elle aussi en appel.
  • Gérard Peybernès, l’ex-président de l’association nationale de financement du PS et seul représentant de la gauche poursuivi, est condamné à quinze mois de prison avec sursis et 8 000 € d’amende.
  • François Donzel est condamné à une peine de trois ans de prison ferme dont deux avec sursis.
  • Gérard Longuet, l’ancien président du PR, est relaxé
  • Louise-Yvonne Casetta, la « Cassette » du RPR, avait été auparavant condamnée en 2001 à six mois de prison avec sursis par la cour d’appel de Versailles.

Le 7 février 2007, le Conseil de la concurrence, qui s’était saisi d’office, sanctionne douze entreprises pour « entente générale », à hauteur de 47,3 millions d’euros, notamment :

  • 36 M€ pour le groupe Bouygues et ses filiales
  • 8,3 M€ pour la SPIE (Société parisienne pour l’industrie électrique)
  • 795 000 € pour le groupe Vinci
  • 533 000 € pour le Groupe Eiffage
  • 7 600 € pour l’entreprise Fougerolles

A deux exceptions près, ces amendes, pour des faits étalés entre 1989 et 1996, représentent 5 % du chiffre d’affaires des entreprises concernées, soit le maximum autorisé par la législation alors applicable. Dans son arrêt, le Conseil résume les faits en ces termes :

Les déclarations concordantes des dirigeants des entreprises mises en cause ont révélé que, dès 1989, avant même le lancement de la première vague de marchés, les entreprises se sont réunies et accordées sur le principe d’une répartition de tous les marchés à venir. Elles ont confirmé que les sept vagues de marchés publics lancées par la région ont fait l’objet d’autres réunions de répartition, de contacts directs entre les entreprises ou d’échanges d’informations.

Le mode opératoire était toujours le même et a permis à l’entente de fonctionner sur la durée. Dans un premier temps, les entreprises étaient présélectionnées par une commission occulte auprès de laquelle Patrimoine Ingénierie avait notamment pour rôle de faire respecter une règle de partage des marchés entre PME et grands groupes (1/3 ; 2/3) avalisée par le Conseil régional d’Ile-de-France.

Dans un second temps, conformément au plan de répartition convenu, chaque entreprise présélectionnée faisait en sorte soit d’obtenir l’attribution du marché en indiquant à ses « concurrents » les marchés sur lesquels ses choix s’étaient portés et en leur communiquant ses prix ; soit d’y renoncer en déposant une offre de prix délibérément majorée (offre de couverture).

La bonne exécution de ce partage général des marchés était garantie par Patrimoine Ingénierie, qui, en amont donnait des informations aux entreprises sur les opérations à venir, et en aval, veillait à ce que l’entreprise pressentie obtienne bien le marché.

Le fruit de ces condamnations, c’est-à-dire les 47 millions d’euros d’amende, revient, comme le prévoit la procédure, à l’État français. La Région Ile-de-France, quant à elle, mettra encore un an de plus avant de défendre ses intérêts. En octobre 2008 la Région se décide enfin à porter l’affaire devant les tribunaux civils, pour exiger près de 232 millions d’euros de dédommagements de la part des bétonneurs et des bureaux d’études qui ont bénéficié des marchés truqués. C’est le Président socialiste Jean-Paul Huchon, alors en place depuis dix ans, et dont le parti est directement concerné par les malversations, qui lance la procédure.

Vu les condamnations en correctionnel, la région Ile-de-France avait de bonnes chances de récupérer ces sommes. Mais cette procédure arrive deux ans trop tard, car la prescription de 10 ans est atteinte en octobre 2006. Comment expliquer une telle erreur ? Selon Le Canard enchaîné, les avocats des entreprises de BTP sont persuadés qu’il ne s’agit pas d’une bourde : « la région, qui s’était constituée partie civile dès le début de l’instruction, aurait pu exiger des dommages et intérêts lors des procès en correctionnel », écrit l’hebdomadaire. Problème : « elle aurait dû alors s’en prendre non seulement aux constructeurs mais aussi aux élus, aux fonctionnaires et aux partis politiques, y compris au PS, qui ont trempé dans ce système », relève un des juristes des géants du BTP. Dix-huit ans après les faits, la région n’avait manifestement pas envie de se replonger dans cette affaire.

En 2016, quand Valérie Pécresse arrive à la tête de la Région Ile-de-France, elle saisit le tribunal administratif pour relancer l’affaire, une manière de solder son héritage chiraquien. Jean-François Legaret, élu LR de la région et ancien patron de la Commission des appels d’offre à la ville de Paris, dit à cette occasion: « Je pense qu’à cette période, il y avait une déontologie approximative ». Un vrai euphémisme.

Références