Comment se règle un conflit entre un citoyen et l’État ? Cette question nous amène à nous intéresser aux juridictions administratives, qui ont précisément été mises en place pour régler les conflits entre les différentes administrations de l’État français et les particuliers. Explications suivies d’une analyse sur le recours déposé par Anticor dans l’affaire de la fondation d’entreprises Louis Vuitton.
Remerciements
Merci à Paul Cassia et Aurore Juvenelle, Alexandre G. pour le visuel, et Yarol Caldera pour la musique.
Texte intégral de l’épisode
Nous allons répondre à une question simple : comment se règle un conflit entre un citoyen et l’administration de l’État ?
Cette question nous amène à nous intéresser aux juridictions administratives, qui ont précisément été mises en place pour régler les conflits entre les différentes administrations de l’État français et les particuliers. En effet, en France l’administration n’est pas considérée comme un justiciable ordinaire, c’est pourquoi le système judiciaire distingue deux ordres : l’ordre judiciaire et l’ordre administratif.
Comment la juridiction administrative est-elle apparue en France ?
La création de l’ordre administratif remonte à la Révolution. En 1789, les révolutionnaires souhaitent rompre avec la pratique des Parlements, les anciennes cours de justice sous l’Ancien Régime qui ont, selon eux, trop souvent entravé l’action du pouvoir royal.
Ils élaborent en conséquence un système visant à empêcher les magistrats judiciaires d’influer sur les affaires publiques.
C’est ainsi qu’une loi des 16 et 24 août 1790 crée deux ordres juridictionnels distincts : un ordre administratif, chargé de trancher les litiges opposant les citoyens à l’administration, et un ordre judiciaire, chargé de régler les conflits entre personnes privées et de sanctionner les infractions pénales.
L’article 13 de cette loi, encore en vigueur aujourd’hui, prévoit que : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Le message est clair : les juges judiciaires ne peuvent plus intervenir dans les affaires de l’administration. Pour autant, en 1790, aucune juridiction ne se voit confier le pouvoir de juger l’État. Les citoyens en conflit avec l’administration ne peuvent que s’adresser directement au ministre concerné afin qu’il tranche leur litige.
En 1799, le Premier consul Bonaparte crée le Conseil d’État avec la Constitution de l’An VIII. Deux missions lui sont confiées : la première consiste à rédiger les projets de loi, à les défendre devant le Parlement et à préparer les règlements d’administration publique. La seconde consiste à résoudre les litiges qui s’élèvent en matière administrative, notamment entre les citoyens et l’État. Cependant, ce pouvoir est uniquement consultatif : le Conseil d’Etat ne peut que donner son avis au chef de l’État sur la meilleure manière de résoudre le litige en question. Le Conseil d’État ne devient véritablement un juge administratif à part entière qu’avec une loi du 24 mai 1872. Les décisions du Conseil d’État sont désormais applicables par elles-mêmes, sans l’aval du chef de l’État.
Un an plus tard, en 1873, une décision de justice fondamentale est rendue par le Tribunal des conflits – une instance qui permet de régler les conflits de compétence entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire lorsqu’il y a un doute sur le point de savoir qui de l’une ou de l’autre est compétente pour trancher un litige.
Agnès Blanco, une enfant de 5 ans, est renversée et blessée par un wagonnet de la manufacture des tabacs de Bordeaux, exploitée en régie par l’État. Elle se voit amputée d’une jambe. Son père saisit les tribunaux judiciaires d’une action en dommages-intérêts contre l’État, qu’il estime civilement responsable de la faute commise par les ouvriers qui poussaient le wagon. Un conflit s’élève entre les juridictions judiciaire et administrative et le Tribunal des conflits est chargé de trancher. La question est de savoir laquelle des deux autorités, administrative ou judiciaire, a compétence générale pour connaître des actions en dommages-intérêts contre l’État. Il attribue alors la compétence pour connaître du litige à la juridiction administrative, le 8 février 1873, une date désormais considérée comme fondatrice du droit administratif français.
À cette occasion, le Tribunal des conflits juge d’une part que la responsabilité de l’Etat peut être engagée lorsqu’un service public cause un dommage à un administré ; d’autre part que c’est à la juridiction administrative qu’il revient alors de régler le litige ; et enfin que cette responsabilité « ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le code civil pour les rapports de particulier à particulier ». Autrement dit, il est décidé depuis 1873 que compte tenu de leurs rôles au service de l’intérêt général et des missions de service public qu’elles exercent, les administrations ne doivent pas être traitées comme de simples personnes privées. Aux administrations étatiques et locales, est appliqué le droit administratif, distinct du droit privé qui régit les relations entre particuliers, sous le contrôle du Conseil d’Etat.
L’autorité de ce dernier pour juger les recours en annulation d’une action administrative est reconnue 26 ans plus tard, en 1899, à l’occasion de “l’arrêt Cadot”. M. Cadot est directeur de la voirie et des eaux de la ville de Marseille, lorsque cet emploi est supprimé. Il réclame à la ville de Marseille des dommages-intérêts et demande au Conseil d’État d’annuler le refus qui lui est opposé. Le Conseil d’État se déclare alors pour la première fois apte à traiter sa requête, sans le filtre préalable d’une autorité ministérielle. Auparavant, c’était en effet au ministre compétent qu’il revenait de traiter les contestations de décisions administratives : on parlait de “ministre-juge”.
Au fil du XXe siècle se mettent en place les deux autres principales juridictions de la justice administrative :
- En 1953, naissent les tribunaux administratifs, chargés de contrôler les actes administratifs des collectivités territoriales. Il en existe aujourd’hui 42 en France, chacun ayant compétence sur 3 à 4 départements en moyenne. Ce sont les juges de droit commun des affaires de première instance du contentieux administratif ; ils rendent environ 220 000 jugements par an.
- En 1987 sont créées les cours administratives d’appel, désormais au nombre de 9. Elles rendent environ 30 000 arrêts par an.
Le Conseil d’Etat, quant à lui, ne peut plus être directement saisi d’un recours contentieux que dans un nombre limité de domaines, considérés comme importants car ayant une dimension nationale – par exemple les décrets pris par la Première ministre ou le président de la République. Il peut pour le reste être saisi contre une décision d’un tribunal administratif ou d’une cour administrative d’appel, comme juge d’appel ou de cassation. Le Conseil d’Etat rend environ 9 000 décisions de justice par an.
Depuis 2008, la Constitution de la Vème République confirme le Conseil d’Etat dans ses deux fonctions : juridiction suprême de l’ordre administratif et conseil des pouvoirs publics. Le maintien de ce cumul de fonctions juridictionnelles et consultatives, héritage de 1799, n’est pas sans poser questions au regard du principe d’impartialité et de la séparation des pouvoirs.
Nous avons vu comment s’est installé dans le droit français la distinction entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire. Intéressons-nous maintenant à une application concrète de ce principe, à travers une décision qu’a rendue le Conseil d’État le 7 octobre 2022.
Le recours d’Anticor dans l’affaire de la fondation d’entreprises Louis Vuitton
Pour commencer, qu’est-ce qu’une fondation d’entreprise ? Il s’agit d’une structure à but non lucratif créée par une ou plusieurs entreprises pour réaliser une œuvre d’intérêt général, c’est-à-dire une œuvre utile à la collectivité, qui présente « un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique, à la défense de l’environnement naturel ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises ».
Depuis 2003 et l’entrée en vigueur de la loi Aillagon, le droit français prévoit qu’une telle structure peut se voir allouer des fonds par la ou les entreprises qui l’ont créée, tout en bénéficiant d’importantes réductions fiscales, à hauteur de 60% du montant investi dans la limite de 5 pour 1.000 du chiffre d’affaires hors taxe. La Fondation d’entreprise Louis Vuitton a été créée par le groupe LVMH le 31 octobre 2006. Cette fondation est notamment connue pour le musée d’art et centre culturel qu’elle a fait édifier au Jardin d’acclimatation, dans le bois de Boulogne à Paris. Conçu par l’architecte américano-canadien Frank Gehry, il est notamment consacré à l’art moderne et l’art contemporain. Le coût exact de sa construction n’a pas été rendu public mais il a été estimé à 790 millions d’euros.
En 2017, l’hebdomadaire Marianne révèle que le groupe LVMH aurait réussi à faire peser sur l’Etat 80% de ce montant, soit une exemption fiscale de plus de 610 millions d’euros. En novembre 2018, la Cour des comptes, dans un rapport intitulé « Le soutien public au mécénat des entreprises », constate que les contributions des entreprises du groupe LVMH à la fondation se sont élevées, entre 2007 et 2017, à 863 millions d’euros, ouvrant droit à des réductions d’impôts à hauteur de 60 %, soit un total de 518,1 millions d’euros.
Anticor a voulu en savoir plus sur l’utilisation par la Fondation Louis Vuitton des avantages fiscaux dont elle a bénéficié. Elle a donc demandé au préfet de la région Ile-de-France communication des comptes 2016 et 2017 de la Fondation Louis Vuitton, comptes que la fondation avait remis au préfet en même temps que son rapport d’activité et le rapport du commissaire aux comptes, conformément à la législation en vigueur. Le préfet a refusé de communiquer les documents à l’association, au motif que ces documents, s’ils étaient administratifs, n’étaient néanmoins pas communicables à des tiers.
Anticor a donc saisi la CADA, la Commission d’accès aux documents administratifs, une autorité administrative indépendante qui a pour objectif de faciliter et contrôler l’accès des citoyens aux documents administratifs. La CADA a rendu le 5 septembre 2019 un avis défavorable à la demande de l’association. Anticor a alors saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande d’annulation du refus de communication opposé par le préfet afin qu’il soit ordonné à ce dernier de communiquer les comptes demandés.
Par un jugement du 17 juin 2020, le tribunal a rejeté cette demande, avec une curieuse justification. Le tribunal a en effet estimé que les comptes annuels d’une fondation d’entreprise comportent des informations économiques et financières relevant du secret de sa vie privée et qu’ainsi le refus du préfet de les communiquer était légalement fondé, dans la mesure où cette communication serait de nature à porter atteinte au secret de la vie privée (son?)garanti à toute personne, tant physique que morale.
Suite à cette décision, Anticor a formé un pourvoi devant le Conseil d’Etat. Et par une décision du 7 octobre 2022, le Conseil d’Etat a rejeté ce pourvoi. Il a jugé que les comptes d’une fondation d’entreprise relèvent de ses affaires internes, dès lors que le législateur n’en a pas prévu la publicité, et qu’elle n’a pas perçu de subventions publiques.
Cette position de principe de la juridiction suprême de l’ordre administratif est contraire à celle de la juridiction suprême de l’ordre judiciaire : la Cour de cassation juge pour sa part que « seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée », à l’exclusion donc des personnes morales.
Nous pouvons relever un deuxième problème avec cette décision : si les dons à la fondation octroient une réduction fiscale, c’est bien parce que son activité est d’intérêt général et non privé. À ce titre, les citoyens devraient être en mesure de pouvoir juger de la réalité du caractère d’intérêt général de son action, et de l’usage des deniers publics qu’elle fait. C’est un paradoxe qui permet une opacité de fonctionnement alors même que les entreprises, elles, doivent publier leurs comptes.